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rencontrais, dans cette famille saxonne, étaient tous aussi Allemands ; le plus souvent, je ne pouvais les distinguer des chrétiens. Un jour vint dîner un Juif de Berlin, qui avait porté le fusil à aiguille à Sadowa, un vrai Prussien, blond, frais, parlant haut avec l’accent berlinois. « Après Kœnigsgrätz, disait-il, on est fier d’être Prussien. » Et Prussiens ou Saxons, on sentait, chez tous, l’orgueil national allemand. Ce sentiment m’étonnait alors chez des Juifs. Depuis, ce qui m’a touché davantage, j’en ai rencontré qui avaient le cœur d’être des patriotes polonais, gardant à la nation morte une affection obstinée. J’en ai connu aussi qui, de bonne foi, se regardaient comme Russes, qui pensaient et parlaient en Russes. « S’il n’y en a pas davantage, me confiait un Juif d’Odessa ; c’est pour cause. En ce sens aussi, chaque pays a les Juifs qu’il mérite. »

Le patriotisme ne peut guère être éprouvé que des hommes qui, autour de leur berceau, ont senti une patrie. Comment le demander à des émigrés qui n’ont pas eu le temps de s’implanter au pays, ou à des proscrits, tels que les Juifs russes qui roulent de nation en nation, semblables au perikatétipolé de la steppe, à cette boule d’herbes sèches que le vent d’automne fait voler au hasard sur la plaine dénudée ? Ceux-là n’ont plus de patrie ; ils ont été déracinés du sol natal. Si avare qu’elle fût pour eux, si restreints qu’y fussent leurs droits, ils y tenaient, le plus souvent à cette monotone terre russe, où leurs pères avaient peiné et prié des siècles et des siècles. Pour les obliger à la quitter, il ne faut rien moins que l’excès de la misère, ou le désespoir d’y retrouver jamais la paix. Alors même, combien ne peuvent s’en détacher sans une sorte d’arrachement ! Avant de partir pour les pays où le soleil se couche, ils vont, avec leurs enfans, faire une dernière visite à leur cimetière, et, au milieu des larmes et des lamentations, les femmes disent un long adieu aux morts qui ne peuvent les accompagner en exil. Plus malheureux que leurs frères de Ségovie, chassés de Castille sous Isabelle, ils n’ont pas la consolation d’emporter avec eux les pierres tombales de leurs ancêtres[1]. Qu’ils s’attardent en Europe, qu’ils franchissent tout droit le large Océan, ou qu’ils longent lentement les côtes de la Méditerranée, au risque de ne point trouver de plage où débarquer, partout où ils arrivent, en Allemagne, en Angleterre, en France, en Amérique, ils se sentent étrangers ; il leur faut se faire à un nouveau ciel, à une nouvelle terre, à une nouvelle langue, à une nouvelle vie. Ils s’y feront pourtant, plus rapidement peut-être qu’ils n’osent l’imaginer. Partout où leur sourira la liberté, où les

  1. Mocatta, The Jews and the Inquisition.