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entièrement tort, ces vieux rabbins d’Alsace ou de Silésie ; — l’événement a plus d’une fois justifié leurs craintes ; — ils n’en ont pas moins dû céder à l’esprit du siècle, car ils avaient contre eux le courant de l’histoire. Les Juifs de France et d’Allemagne ont renoncé à leur particularisme traditionnel., et où sont les rabbins qui songent à s’en plaindre ? La race en a disparu. Il en serait bientôt de même en Pologne, en Russie, en Roumanie, si l’exclusivisme des vieux Juifs n’était alimenté par celui des chrétiens[1].

— Vous vous trompez, diront quelques-uns, les Juifs ne sont pas libres de renoncer à leur particularisme national, car, dans leur religion, les espérances nationales sont intimement liées à la foi religieuse. C’est là le trait essentiel du judaïsme. Nous le savons, nous l’avons déjà constaté : la nationalité et la religion ont longtemps, chez les Juifs, fait corps l’une avec l’autre. Elles ont été entrelacées et comme tressées par les siècles ; mais ce qu’ont fait les siècles, les siècles sont en train de le défaire. Des deux fils tordus et cordés ensemble qui formaient le judaïsme, l’un s’en va en lambeaux, usé par le frottement des âges ; l’autre, plus résistant, persiste et dure. Israël est encore à cet égard dans un âge de transition. De l’état de groupe ethnique, il est en train de passer à celui de groupe confessionnel. Après avoir été longtemps un peuple, il ne sera bientôt plus qu’une religion. C’est une mue, une métamorphose, qui, presque achevée en Occident, ne fait que commencer en Orient. Enveloppé longtemps de sa nationalité, comme d’un tégument protecteur, le judaïsme n’en est qu’à demi dégagé ; tandis que sa tête et tout Le haut de son corps en sont complètement sortis, ses pieds et ses membres inférieurs demeurent retenus dans la gaine nationale.

Les rites judaïques ont un caractère essentiellement national. Nous avons dit pourquoi : le Talmud a voulu défendre Israël contre l’absorption des Gentils. Les murailles de Jérusalem étaient tombées ; Juda s’est enclos d’une triple haie de rites et d’observances. Ce n’était pas assez pour la Synagogue d’entretenir dans la maison d’Israël le souvenir de ses gloires et de ses tristesses : jeûnes ou

  1. On a signalé, dans l’année 1892, en pays français, à Bône, en Algérie, une manifestation récente de l’ancien particularisme juif. Un rabbin du nom de Stora aurait, dans un discours public, mis ses coreligionnaires on garde contre l’éducation française. Je ne sais si cet incident nous a été fidèlement présenté. Les critiques du rabbin de Bône me semblent avoir été dirigées moins contre l’éducation française que contre l’enseignement sans religion, « l’enseignement neutre » tel qu’on l’entend ou le pratique souvent chez nous. À cet égard, les griefs de ce rabbin étaient analogues à ceux de notre clergé catholique ; aussi a-t-il été puni, comme un simple desservant : l’administration a suspendu son traitement, ce qui ne parait pas plus légal pour un rabbin que pour un curé.