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devraient être, de nouveau, en majorité au pays de Chanaan, comme ils le sont déjà à Jérusalem ; quand ils édifieraient sur les deux rives du Jourdain une minuscule république ou une petite principauté juive, cela ne déciderait point les israélites d’Occident à retourner au vieux pays. Je ne vois pas les Juifs de France, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, s’embarquant en masses pour Jaffa ou Saint-Jean-d’Acre. On ne saurait dire d’eux, comme des Turcs, qu’ils sont campés en Europe. La Palestine n’aurait du reste pas de quoi les nourrir. La Syrie entière ne pourrait abriter qu’une faible minorité des sept ou huit millions de Juifs du globe. Faudrait-il, pour leur faire place, en expulser les chrétiens et les musulmans ? Irions-nous confier à la Synagogue la garde du Saint-sépulcre ? Quel chrétien voudrait le proposer ou le tolérer ?

Abandonnez à Israël toutes les terres libres de Syrie, avec le désert jusqu’à l’Euphrate ; elles ne sauraient faire vivre le tiers ou le quart des Juifs de l’Europe. Si l’ancien pays de Chanaan et les régions voisines en peuvent accueillir quelques centaines de milliers, ce sera beaucoup. Et ces nouveaux colons leur viendront uniquement des grandes juiveries de l’Est, car il ne faut pas confondre Paris avec Berditchef et Vienne ou Berlin avec Iassy. Le Juif qui songe à retourner au pays des ancêtres, ce n’est pas l’hôte incommode dont nos capitales se débarrasseraient volontiers ; ce n’est ni le courtier véreux, ni le spéculateur éhonté, ni l’aventurier cosmopolite en quête de marchés suspects, ni l’entrepreneur de publicité à l’affût des plumes à vendre.et des votes à acheter. Ceux-là nous resteraient ; nous aurions beau rendre à Israël le territoire des douze tribus, il faudrait, pour les attirer à Jérusalem, construire sur la montagne de Sion une Bourse, des banques, des chambres, tout ce qui est nécessaire aux opérations dont ils convoitent le monopole. Ce qui se dirige vers la Palestine, c’est la portion d’Israël la moins énergique et la moins entreprenante, la moins ambitieuse, la moins cultivée, et, si l’on peut ainsi dire, la moins jeune. Je les ai visités, les Juifs de Jérusalem ; je les ai vus, le vendredi, pleurer sur la muraille du Temple, en implorant dans leurs lamentations le relèvement de Sion. C’est un des spectacles les plus touchans qu’il ait été donné à mes yeux de contempler : Bida et Verestchaguine en ont rendu la tristesse pénétrante. Ni chez les vieillards qui viennent mourir à Jérusalem pour être enterrés dans la vallée de Josaphat, ni chez les débiles adultes qu’y fait vivre la halouka, la charité de leurs riches coreligionnaires d’Occident, on ne saurait prendre les élémens d’une résurrection nationale. Ce qu’on voyait de Juifs en terre-sainte ressemblait moins à la renaissance d’un peuple qu’au dépérissement d’une race. On eût dit des ruines humaines