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sur des ruines de pierres, comme si les restes des tribus étaient venus expirer sur l’emplacement de la maison de David[1].

Ce n’est pas vers l’Orient et les arides collines de Judée que sont tournés les yeux de nos Israélites d’Occident. Même dans les sordides juiveries russo-roumaines, la masse regarde moins vers la Syrie que vers les pays du soleil couchant. Aux terres épuisées, aux populations appauvries de l’Asie, le Juif préfère les riches campagnes de l’Amérique. Le grand courant du moderne exode ne se dirige pas vers les contrées de la Bible, il est en sens contraire. Les défiances de la Porte laisseraient les réfugiés israélites libres de faire voile vers le Liban ou le Carmel, que la plupart n’en préféreraient pas moins s’entasser à bord des transatlantiques. Des terres nouvelles, des pays neufs ! voilà le cri du Juif qui, sous l’aiguillon de la misère, s’évade du grand ghetto de Russie. Pour lui, la terre promise n’est plus entre la mer et le Jourdain ; elle est, là-bas, dans les brouillards de l’Ouest, sur les rives de l’Océan. Hier à peine, les rabbins de l’Hudson et du Mississipi, fêtant le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique, comparaient Colomb à un autre Moïse suscité par Jéhovah pour préparer à Israël, chassé du vieux continent, un refuge dans un monde meilleur[2]. Aux rêveurs qui l’invitent à former de nouveau un peuple, les récentes migrations de Juda donnent le démenti des faits. Au lieu de revenir à leur berceau d’Asie, la plupart de ses fils tournent avec dédain le dos à l’Asie. Israël devient de plus en plus Occidental, Européen, Américain. Pour en refaire un peuple, il faudrait agglomérer les débris des tribus et les concentrer sur un même territoire ; et loin de se rassembler des extrémités du monde, les fils de Jacob se dispersent, plus que jamais, parmi les Gentils ; le vent de la persécution les jette aux quatre coins de l’univers. Et plus ils se disséminent sur le globe, plus la couche israélite étendue à la surface des nations s’amincit, et moins elle offre de résistance aux influences locales. Le vieux particularisme, qui a survécu à la diaspora de l’antiquité, ne résistera point à cette nouvelle dispersion. À mesure qu’il s’éparpille sur le monde, le Juif s’affranchit de son exclusivisme religieux ou national. Ainsi en est-il déjà dans presque tous les pays libres, des Carpathes aux montagnes Rocheuses.

  1. Je sais que, dans ces dernières années, les Juifs ont fondé, en Palestine, plusieurs colonies assez prospères ; mais cela ne saurait infirmer les réflexions qui précèdent.
  2. On trouve d’éloquens discours sur ce thème dans l’American Hebrew, septembre et octobre 1892. À les en croire, Colomb aurait eu des Juifs parmi ses compagnons, les fonds exigés pour l’armement de ses caravelles auraient été avancés par un Israélite castillan, et les cartes dont il se servait auraient été dressées par un Juif portugais. Bien mieux, d’après de vieilles chroniques, ce serait un Juif, Rodrigo de Triana, qui aurait le premier aperçu la terre, et encore un Juif, Luis de Torres, qui aurait le premier foulé le sol de l’Amérique.