Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/602

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autres, une des fonctions de la religion. Quoi qu’en pensent les partisans de l’omnipotence de l’État, il est heureux, pour l’humanité, que ces deux liens des âmes, la patrie et la religion, ne soient pas toujours d’égale longueur, que l’un se prolonge là où l’autre finit. Si les limites des religions coïncidaient avec les bornes des États, les frontières risqueraient d’être des cloisons étanches ne laissant passer ni les idées, ni les affections. Le dualisme ici a du bon. Contrairement à la cité antique, chaque nation aujourd’hui comprend plusieurs religions, de même que chaque religion embrasse dans son sein plusieurs nations. C’est un avantage du monde moderne sur l’antiquité.

Juifs, protestans, catholiques, quand on nous reproche d’avoir des affections en dehors de la patrie, on oublie que toutes les grandes religions sont cosmopolites. La patrie est forcément locale ; la religion doit être internationale ou supranationale. Sa mission veut qu’elle soit un lien entre les peuples, non moins qu’entre les particuliers. C’est, pour cela, que catholique est le plus beau nom que puisse porter une Église. Si le judaïsme a une infériorité, c’est qu’on peut lui contester le titre de religion universelle ; c’est qu’il a été longtemps un culte national, un culte de tribu. Ce caractère ethnique primitif, la dispersion le lui fait perdre. Comme le christianisme, et à meilleur droit peut-être que l’Islam qui tend à absorber la nationalité dans la religion, le judaïsme devient, lui aussi, un culte international.

Quand nous n’aurions de souci que pour l’évolution terrestre de l’humanité, je ne sais si nous devrions nous louer de l’affaiblissement de la solidarité religieuse, car par quoi la remplacer ? Par le sentiment de la solidarité humaine ? C’est bien vaste et bien vague. Le fanatisme confessionnel n’est plus guère qu’un souvenir lointain ; il nous faut plutôt prendre garde au fanatisme national. Je goûte peu le « nationalisme » étroit que, en France comme en Allemagne, certains pédagogues prétendent introduire dans l’école. C’est une inspiration rétrograde, un recul sur l’esprit moderne et sur le moyen âge. C’est compromettre, à force de l’outrer, l’idée nationale. Supprimez les religions, ne laissez au peuple que le culte de la patrie, ce n’est rien moins qu’un retour au paganisme, une façon d’idolâtrie renouvelée de l’antiquité. Au Dieu unique, père commun de tous les peuples, vous substituez une sorte de polythéisme national, où chaque nation aura ses dieux. C’est le retour à la cité antique, au culte de Rome et d’Auguste, à la déification de César contre laquelle Juifs et chrétiens ont protesté, par le sang de tant de martyrs.

Je sais que notre époque n’est que confusion et contradiction.