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650 REVUE DES DEUX MONDES.

tait des heures à dormir là où nous nous reposions ou bien à délirer dans la fièvre. Nous apprîmes de lui par intervalles qu’il avait tenté d’atteindre le lac Tchad, de faire ce que nous avions lait, sans aucun moyen pour réussir. Il n’avait pas eu avec lui plus de deux douzaines de porteurs et quelques soldats sénégalais, il était le seul blanc de la troupe, et ses hommes s’étaient tournés contre lui, le laissant comme nous l’avions trouvé, après avoir emporté ses provisions, ses armes. Il avait entrepris l’expédition sur une promesse du gouvernement français, persuadé qu’on le nommerait gouverneur du territoire qu’il se serait ouvert, mais il n’avait pas obtenu d’aide officielle. En cas d’échec, il ne devait rien recevoir ; en cas de succès, il réussissait à ses frais et par ses seuls efforts. Nous trouvâmes merveilleux que, dans dépareilles conditions, il eût pu pénétrer aussi loin. D’ailleurs, il ne paraissait pas se rendre compte que son expédition était manquée. Tout s’effaçait dans le bonheur de revenir vivant vers cette femme qu’il adorait. Il avait été trois jours seul avant que nous ne l’eussions recueilli, et durant ces trois jours, tout en attendant la mort, il n’avait pensé à rien, sauf à ne plus la revoir. Ayant perdu toute espérance, notre apparition avait produit sur lui l’effet d’un miracle. J’ai lu beaucoup de choses sur les amoureux, j’en ai vu au théâtre et même dans la vie réelle, mais jamais je n’avais imaginé d’homme aussi reconnaissant à la Providence de l’avoir sauvé, aussi heureux et aussi fou, grâce à une femme, que l’était celui-là. Il rêvait d’elle tout haut quand il avait la fièvre, il ne m’entretenait que d’elle lorsqu’il était dans son bon sens. Les porteurs ne pouvaient le comprendre, et il me trouvait sympathique, je suppose, ou peut-être tout lui était-il égal et n’ avait-il besoin que de parler d’elle au premier venu ; de sorte que j’entendis cent fois la même histoire pendant que je marchais à côté de sa litière ou que nous étions assis la nuit autour du feu. Il faut croire que c’était une fille très remarquable. Il l’avait rencontrée pour la première fois l’année précédente sur un des steamers italiens, qui font le service de New-York à Gibraltar. Elle voyageait avec son père qui, fort malade, allait chercher la santé à Tanger. De Tanger, ils devaient remonter vers Nice et Cannes, passer ensuite le printemps à Paris, et arriver à Londres pour cette saison qui vient de finir. L’homme allait de Gibraltar à Zanzibar, puis au Congo. Ils se parlèrent dès le premier soir, et on se sépara treize jours plus tard à Gibraltar. En si peu de temps, la jeune fille s’était éprise de lui et avait promis de l’épouser s’il le voulait bien, car il était très fier. Il avait le devoir de l’être, n’ayant absolument rien à lui offrir. Elle, au contraire, était bien connue chez nous, — sa famille, du moins, qui remonte aux commencemens de New-York et passe pour très riche. Cette jeune fille