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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 737

toujours ? Je n’avais jamais senti davantage la vanité des précautions et de tous les calculs de la prudence humaine. J’étais le jouet d’une inévitable fatalité, j’avais affaire à trop forte partie, j’étais tenté de renoncer à la lutte, d’abandonner Monique à sa destinée. Mais je me reprochai bientôt mon abattement de cœur, mon indigne faiblesse ; je résolus de combattre jusqu’au bout, et, pour commencer, j’écrivis et fis partir en hâte le billet que voici :

a Mon cher abbé, je ne sais quel engagement vous aviez fait •prendre à M. de Triguères ; ce qui est certain, c’est qu’il a suivi M me Monfrin à Paris et qu’il n’a pas eu de repos qu’il ne l’eût revue. Vous aviez prévu le cas de récidive, et vous m’aviez demandé de vous tenir au courant, vous voilà informé, averti. Répondez-moi sans retard. Si vous vous désintéressiez de cette affaire, je ne prendrais plus conseil que de moi-même. »

Il avait été stipulé entre Monique et moi que trois ou quatre fois par semaine, j’irais la voir une heure avant son dîner, et je n’avais jamais fait buisson creux. J’étais resté plusieurs jours sans reparaître dans la pension de la rue Gambon, quand un domestique m’apporta une lettre ainsi conçue :

« Vous êtes à la fois très injuste et très imprudent. Ce sont là les deux points de mon sermon, et, pour parler comme notre chère Sidonie, primo, rien ne justifie le mauvais vouloir que vous me témoignez. Est-ce ma faute s’il est à Paris ? Est-ce ma faute si, m’ayant aperçue à 1 Opéra, il s’est empressé de venir me saluer dans ma loge ? Vous m’accusez peut-être de lui avoir fait trop bon visage. Je veux être tout à fait franche. Eh ! vraiment, je ne suis pas fâchée de voir qu’un beau jeune homme, qui s’était mis en tête de m’épouser et qu’on a éloigné de moi par des moyens frauduleux, se reproche de n’avoir pas eu plus de courage, plus de persévérance, qu’il se console difficilement de son malheur, qu’il a des regrets et qu’il cherche à les tromper. Bien qu’on ait été élevée par un précepteur, on est un peu femme, mon bon chien, on est un peu femme, et la vie est par elle-même si peu amusante qu’il est bien permis de prendre son plaisir où on le trouve. D’ailleurs, s’il vous déplaît, je ne vous ai jamais caché qu’il me plaisait. Pourquoi me plaît-il ? je ne saurais le dire. Mais vous-même, en conscience, savez-vous bien pourquoi il vous déplaît ?

« Et secundo, non-seulement vous êtes injuste, vous êtes très imprudent. L’autre soir, à la sortie de l’Opéra, vous m’avez fait une impolitesse ; je cherchais votre bras, vous me l’avez refusé. N’aurait-il pas pu se faire que ce terrible Lovelace eût préparé de loin un enlèvement, que son coupé fût une chaise de poste qui, au lieu de me reconduire rue Gambon, m’eût emportée au bout du

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