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736 REVUE DES DEUX MONDES.

qui la suggestionnait, avait dû être ballerine dans une de ses existences antérieures ou habiter une planète où l’on danse jour et nuit, au son de la musique céleste. J’imagine que depuis quelques instans, absorbée dans sa contemplation, elle nous avait tous oubliés. M. de Triguères me paraissait s’occuper moins qu’elle des jambes des danseuses ; mais plus d’une fois je surpris ses yeux d’émouchet attachant sur les épaules nues de cette jeune étourdie un regard violent et brutal. Il les dévorait, il les mangeait ; cette chair de femme était pour lui une belle viande.

Dès que le ballet fut fini, Monique, revenant à elle, se rappela qu’elle était au théâtre, dans une baignoire, où se trouvaient deux hommes, et sans doute elle fit la réflexion que l’un était un moraliste rigide et grondeur, qui ne savait pas danser, tandis que l’autre ressemblait davantage à ces figures qui apparaissent en rêve à une bru que sa belle-mère a dégoûtée de sa maison. J’étais tout près d’elle et il me semblait qu’en ce moment il y avait entre nous un espace immense, la moitié de la terre. Pour M me Gleydol, qui ne rêvait jamais, elle rengagea son entretien avec M. de Triguères, en rectifiant une erreur qu’ils avaient commise au sujet d’une grand’tante de la femme du président. C’est à cela qu’elle avait pensé pendant que soixante belles filles battaient des entrechats.

Le vicomte n’attendit pas la fin de la représentation pour lui demander si elle avait une voiture. Ayant eu le plaisir d’apprendre qu’elle n’en avait point, il s’empressa de lui offrir son coupé. Elle hésitait à l’accepter, il triompha facilement de sa molle résistance.

— Mon cercle est à deux pas, lui dit-il, et mon cocher reviendra m’y prendre.

Quand Monique me pria de lui passer sa sortie de bal et de l’aider à s’envelopper, je ne refusai point de lui rendre ce petit service ; mais ma complaisance n’alla pas plus loin. A.u moment où son chaperon quittait la loge au bras de M. de Triguères, elle daigna s’étonner que je ne lui offrisse pas le mien.

— Oh ! répondis-je, n’est-ce pas assez d’un si bel homme pour protéger deux femmes ?

Et je me perdis dans la foule.

XXII.

Jo rentrai chez moi profondément découragé. Tout me semblait perdu. Que pouvais-je contre cet éternel danger dont je m’étais cru sauvé, contre cet homme funeste qui ne rentrait un instant dans l’ombre que pour en sortir brusquement, contre cet astre de malheur, cette comète sinistre et disparaissant, qui reparaissait