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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 763

depuis son arrivée à Paris. Je dois avouer que c’étaient des billets fort laconiques, qui auraient pu paraître secs à quiconque ne connaissait pas l’homme et sa répugnance naturelle à exprimer ce qu’il sentait. Ce qu’il y avait de plus affectueux dans ces courtes missives était la formule finale : « Tout à vous. » Je fis aussi la réflexion que, depuis près d’un mois, je l’avais engagé à trancher dans le vif, à prendre des mesures décisives, à quitter Beauregard, à séparer désormais l’une de l’autre deux femmes qui ne pouvaient se souffrir. Point de réponse ! il avait fait le mort. Décidément, ce mari sans vices et sans reproche manquait de résolution, de nerf et de conduite. J’étais tenté de lui crier à travers l’espace : « Dégourdis-toi, puisque tu l’aimes ! »

— Vous ne le connaissez pas, reprit-elle. Nous nous estimons beaucoup, lui et moi, mais l’estime n’est pas un de ces sentimens qui assaisonnent et épicent la vie. M. Monfrin ne m’a jamais aimée dans le vrai sens du mot. Je ne nie pas que, dans le temps, il ne m’ait fait une cour très assidue ; j’étais à ses yeux une affaire avantageuse, et il a mis autant de persévérance, d’obstination à obtenir ma main qu’il en pourrait mettre à acquérir un terrain où il voudrait bâtir, ou des actions dans une entreprise qu’il croirait de rapport. Mais à peine devenu maître de ma précieuse personne, son cœur n’a plus battu, la montre s’était arrêtée. Il ne sait pas ce que c’est que d’aimer, et il n’a pas assez d’imagination pour se représenter ce que cela peut être. Je ne lui en veux point, il est ainsi fait. Et voyez plutôt, il n’ignore pas que M. de Triguères est à Paris. S’il avait pour moi d’autres sentimens qu’une froide estime, me laisserait-il seule, à la gueule du loup ? Vous avez lu ses lettres ; y sent-on percer quelque inquiétude ?

— Vous vous méprenez, répondis-je ; il tient à vous marquer une entière confiance, à vous prouver ainsi le peu de cas qu’il fait des insinuations de sa mère.

— Vous déraisonnez, dit-elle, l’absolue confiance est incompatible avec l’amour, et quand on aime, on n’a pas de ces longs sommeils que ne trouble aucun mauvais rêve. Je vous répète qu’il est parfaitement heureux entre cette Anglaise qu’il adore et sa très judicieuse belle-sœur, qu’il regrette de ne pouvoir épouser. Dès le lendemain de mon départ, il s’est dit vingt fois par jour : « Ma femme a un caractère difficile et l’humeur orageuse ; depuis qu’elle m’a quitté, on ne se querelle plus, la paix règne dans ma maison. » Laissez-moi faire, il goûtera mon idée, et ma lettre lui plaira beaucoup.

— Vous ne l’enverrez pas, lui dis-je, je vous défends de l’envoyer. Elle se tut quelques instans ; il ne lui en fallait pas davantage

pour accoucher d’un nouveau projet.

— Soit ! reprit-elle ; pour vous être agréable, nous ajournerons