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et de vie, devient vraiment pour lui la seule « réalité. » Si on le voulait, cette innovation serait d’une application facile et immédiate dans tous les théâtres. Elle n’entraînerait aucune dépense, au contraire ; et elle n’exigerait aucun aménagement spécial.

Une dernière particularité reste à mentionner dans l’organisation matérielle du théâtre de Bayreuth : la toile ne se lève pas suivant l’habitude consacrée, mais deux portions de rideau qui étaient jointes s’écartent et rentrent à droite et à gauche dans la coulisse. Cette façon de découvrir la scène est usitée, paraît-il, en Suisse, dans les théâtres populaires. Que ce soit ou non une invention de Wagner, cette innovation ne me paraît avoir qu’une médiocre importance. Heureusement pour sa renommée de novateur, Wagner a fait de plus précieuses trouvailles.

Wagner est son propre metteur en scène. D’ordinaire, dans l’opéra, la mise en scène est un compromis entre les exigences du drame et celles de la musique. Certaines conventions que l’Italie nous a léguées comme des vestiges de « l’opéra-concert » sont encore en usage dans les théâtres musicaux. Très souvent le chanteur, préoccupé d’obtenir le maximum d’effet vocal, choisit sur la scène non pas la place qu’il devrait y occuper logiquement, mais celle d’où sa voix portera le mieux. Si parfois il est forcé par les exigences du drame de chanter à une grande distance du public, bientôt après il se ménage de douces compensations. Il y a des passages entiers qu’il chantera « au public, » beaucoup plus préoccupé de ce dernier que du drame lui-même. Il pourra pendant quelque temps oublier les autres personnages, pour se mettre en communication plus intime avec le spectateur. S’il réussit à le charmer, il en sera aussitôt récompensé : le public applaudira, l’artiste saluera ; en cas de rappel, il réapparaîtra. Après avoir échangé cette poignée de main lointaine, acteurs et public reprendront leurs positions : le spectateur se replongera, s’il le peut, dans l’illusion ; l’artiste se rappellera qu’il a un rôle à représenter et songera de nouveau à remplir son devoir « dramatique » momentanément sacrifié à la recherche exclusive de « son » effet. Cet échange continuel d’impressions et de sentimens entre l’auditeur et l’acteur peut exalter l’amour-propre de ce dernier, mais il présente ce grave inconvénient que l’artiste est moins préoccupé de « vivre » son rôle que de conquérir les bonnes grâces du public et de récolter des témoignages immédiats de sa sympathie. Il compromet gravement l’illusion scénique et engendre tout ce qu’il y a de conventionnel et de factice dans la mise en scène d’opéra. Ainsi l’acteur, animé d’une sollicitude constante et d’une déférence minutieuse pour le public, aura une tendance à surveiller les impressions de