Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce dernier, à guetter et à briguer ses regards. Il évitera de prendre certaines positions comme nuisibles à l’effet ou pas assez révérencieuses. Il chantera le moins possible en se posant de profil ou même de trois quarts. Il ne tournera jamais le dos au spectateur. Il s’abstiendra de « courir : » sa gravité et les convenances s’y opposent.

Wagner a aboli toutes ces conventions. Et pourquoi les aurait-il maintenues, puisque la plupart reposent sur un échange d’impressions entre l’artiste et le public et qu’il a rendu cet échange impossible en interdisant les applaudissemens pendant l’action et en faisant la nuit dans la salle ? En même temps que l’obscurité garantit le spectateur des distractions que fait naître la vue de la salle, elle soustrait les acteurs à l’influence du public. Les acteurs ne risquent plus d’être rappelés par lui au sentiment de leur propre personnalité ; ils peuvent s’oublier en l’oubliant ; tout entiers à la représentation de leur personnage, ils peuvent s’absorber dans la vie du drame en se préoccupant exclusivement de la vérité scénique. Des conditions nouvelles devaient engendrer une mise en scène nouvelle. Les artistes de Bayreuth ne chantent plus « au public, » parce qu’ils l’ignorent ; ils n’occupent jamais sur la scène une position conventionnelle, mais chantent à la place précise qu’assigne la convenance dramatique, seul guide auquel il faille obéir. Ils ne se soucient pas s’ils sont éloignés ou rapprochés du spectateur, s’ils se trouvent par rapport à lui de face, de profil ou de trois quarts. Ils osent lui tourner le dos, si la situation l’exige, et ne s’abstiennent pas de courir, si la vraisemblance le réclame. En un mot, la mise en scène nouvelle n’est plus basée sur les rapports entre les acteurs et le public, mais sur une vraisemblance rigoureuse, sur une exacte représentation de la vie.

Une pareille mise en scène serait probablement impraticable dans un théâtre trop vaste ou dont l’acoustique serait défectueuse. À Bayreuth, comme la salle est de dimension moyenne et de sonorité exquise, il n’en résulte aucune déperdition de l’effet musical ; la voix du chanteur, ménagée par l’orchestre invisible, s’entend toujours assez, quelle que soit la position qu’il occupe sur la scène.

Si dans l’état actuel de nos mœurs artistiques on est parfois choqué de voir de véritables artistes se dérober aux exigences de la vérité dramatique, que dire de l’attitude du « chœur » demeurant invariablement immobile, impassible et figé, quand il devrait gesticuler, remuer et agir ? De loin en loin, quelques infractions heureuses à la théorie de l’immobilité ont pu faire entrevoir de quel puissant renfort serait pour le drame musical l’intervention