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de nos sensations naturelles, loin de nos regards, dans le mystère des laboratoires, à la lueur sanglante des lanternes rouges, parmi les linges maculés et les cuvettes remplies d’effrayans liquides, qu’on découvrira les secrets de la vie et les lois du mouvement. C’est en plein air, en plein ciel, sans autre artifice que la vue, sans autre préparation que la sincérité, la confiance et l’amour, en regardant aller et venir les beaux jeunes hommes et les belles jeunes filles, comme Zeuxis faisait les Crotoniates et Thorwaldsen les Romaines sur le Corso ! Le vrai esthétique n’est pas une de ces étoiles invisibles qu’on découvre tout à coup au fond d’un télescope. Le firmament où il règne échappe aux analyses du collodion ou du chlorhydrate de paramidophénol. Les Grecs, qu’on nous cite à tout propos, n’usaient pas de toutes ces machines ! Il appartenait à l’homme moderne de les inventer et de croire à leur infaillibilité. À la place de ses yeux, l’homme moderne met des lunettes et à la place de ses oreilles, il met un microphone Que ce soit là pour l’éducation de la raison une merveilleuse méthode, c’est ce qui paraîtra déjà contestable ; mais si nous introduisons cette méthode dans les arts où domine le sentiment, il est difficile d’en rêver une plus mauvaise. L’analyse, ici, est une vraie trahison et la perquisition scientifique un virus mortel. Les instrumens qu’on emploie sont capables de tuer ce qu’on prétend qu’ils examinent. On se souvient des vers du poète :


Ils posèrent sur la nature
Le doigt glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça.


C’est justement ce qu’ont fait les photographes en voulant décomposer le mouvement. Décomposer le mouvement ! Comme c’est bien là le mot d’ordre de toute notre école critique ! Comme M. Muybridge et ses émules ont bien compris le besoin où nous sommes des enquêtes de détails et des dissections de morceaux ! Quelle mystérieuse affinité entre les diverses branches de la curiosité humaine dans la même saison ! Nos historiens, nos psychologues, que font-ils autre chose que de décomposer le mouvement d’un caractère, d’une époque, d’une nation ! On prend, un par un, les épisodes de cette époque, les phases de ce caractère ; on nous montre successivement, les uns après les autres, mais divisés à l’infini, des fragmens d’idées, des tronçons de volontés, séparés, inédits, inconnus, isolés comme les vestiges à fleur d’eau de quelque continent englouti et l’on nous dit ensuite : voilà le grand homme ! voilà le peuple ! voilà l’époque ! voilà le monde ! Et l’on