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continent n’est pas achevée, ni près encore de l’être, si le Canada au nord et le Mexique au sud restent indépendans, ils ont cessé d’être des barrières et ne sauraient être des adversaires. Le meilleur de ce continent appartient aux États-Unis ; le temps et l’intérêt bien compris feront le reste.

Ce premier et grand résultat partiellement obtenu, les États-Unis sont-ils, comme on pourrait le croire, à la veille d’une orientation nouvelle ? Leur dernière extension continentale date de près d’un demi-siècle ; elle a précédé et déterminé la crise de la guerre de sécession, et, pendant quarante-cinq ans, absorbé toutes les forces vives de la nation. Celle-ci a dû coloniser et défricher ; après la guerre avec le Mexique faire face à la guerre civile, en panser les plaies. Aujourd’hui, une occasion s’offre à elle, non plus de conquérir des provinces grandes comme des royaumes, mais de s’annexer un royaume à peine aussi grand qu’une province d’Europe, et, pour le faire, de renoncer à la politique traditionnelle, d’inaugurer l’ère de l’expansion insulaire et de créer, à 700 lieues de ses côtes, un État nouveau.

En Europe, on tient la chose pour faite ; aux États-Unis, la presse la discute, les politiciens s’agitent et le congrès hésite. Si, à certains égards, la proie semble de mince importance et les risques peu en proportion avec les bénéfices, un examen plus attentif est pour amener à d’autres conclusions. En tout état de choses la décision à prendre est grave et l’annexion du royaume havaïen aurait une bien autre importance que ne semblent le comporter son étendue restreinte et sa population réduite.


I

Quand, remontant l’Océan-Pacifique, le navigateur franchit la ligne et s’élève vers le nord, il voit se dérouler devant lui une mer sans fin ; les îles sont rares, largement espacées ; sur les eaux profondes, les attols ont disparu, les îlots ne jalonnent plus sa route, reliant les hautes terres, annonçant leur voisinage. Sur les flots solitaires, on n’aperçoit plus les pirogues des pêcheurs, les voiles blanches des goélettes. Seuls, de loin en loin, quelques grands navires à vapeur fuient à l’horizon, trouant l’Océan de leur hélice, traçant sur l’eau un sillage profond, déployant dans l’air leur panache de fumée. Ils viennent de San-Francisco ou de Honolulu, ils se rendent en Australie, en Chine ou au Japon ; ils sont chargés de laine, de sucre, de thé, de soie, d’or, des produits du monde entier ; ce qu’un seul d’entre eux transporte eût exigé toute une flotte du temps de Colomb et vaut plus que le chargement d’une caravelle de galions. Ils relient l’Océanie à l’Europe, à l’Asie, à l’Amérique,