de nos temps, où la modernité la plus avancée se heurte aux traditions les plus bizarres, aux superstitions les plus étranges, pour comprendre, sinon pour expliquer l’état d’âme d’un chef havaïen de nos jours. Par ses dehors, par sa conversation, il est le reflet de ce que nous voyons et l’écho de ce que nous entendons ailleurs ; dans sa langue, riche en voyelles, souple ainsi qu’un chant d’oiseau, ou en anglais qu’il parle couramment, il discute les questions qui nous sont familières, les événemens dont le monde est le théâtre ; il a lu ce que nous lisons, son intelligence semble au niveau de la nôtre, mais l’évolution lente, graduée, qui nous a fait ce que nous sommes, a été, pour lui, brusque et soudaine. Elle a façonné l’homme extérieur, mais elle n’a pu rompre encore les liens intimes qui le rattachent à un passé d’hier, effacer ses souvenirs d’enfance, le dégager des croyances, des idées, des superstitions traditionnelles. Elles survivent en lui, ainsi que les primitives passions et, à certains momens, reparaissent sous le voile artificiel qui les recouvre.
Ainsi en fut-il pour Kaméhaméha IV, victime de la lutte entre te passé qui le ressaisissait malgré ses efforts et un idéal moral et religieux qui le sollicitait et auquel il aspirait, victime, ainsi que tant d’autres, de ce vice de l’ivrognerie, que les blancs avaient inoculé à sa race, dont son oncle était mort, et qui devait un jour, dans un accès de passion, armer son bras contre l’un de ses familiers, et éveiller en lui des remords auxquels il ne survécut pas.
Tout autre était son frère, qui lui succéda sous le nom de Kaméhaméha V. Portrait vivant du grand ancêtre, dont il avait la stature, la corpulence, la force et aussi l’inflexible volonté, il débuta en refusant de prêter serment à la constitution de 1852, œuvre du parti américain et qui autorisait la cession du royaume, en s’entourant de ministres résolus comme lui à maintenir l’indépendance du royaume. C’est à ce titre qu’il m’appela dans son conseil comme ministre des finances d’abord, plus tard comme ministre des affaires étrangères, qu’il me donna sa confiance et son amitié. La constitution de 1852 fut remplacée par une autre qui, fermant la porte à toute cession éventuelle, paralysa les efforts du parti américain. S’il n’avait ni les dehors séduisans ni l’esprit brillant de son frère, il avait, ainsi que lui, la conscience de ses devoirs, plus que lui celle de ses droits et des obligations qu’ils lui imposaient. Quand il prit le pouvoir, la situation était grave ; l’archipel se dépeuplait rapidement. Chaque année, la flotte baleinière d’Amérique et d’Europe, dont Honolulu était devenu, par sa situation géographique, le centre de ravitaillement, embauchait des milliers d’indigènes dans la force de l’âge, séduits par les avances qu’on leur offrait et qui succombaient aux