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résurrection. Le voyant de Patmos n’imagine son règne de mille ans que pour les martyrs ; Daniel ne conçoit la nécessité de sa résurrection qu’à propos de martyrs. La date de cette croyance est ainsi en quelque sorte fixée. Jésus fils de Sirach, qui écrit quelques années avant la crise provoquée par Antiochus, n’en a aucune idée[1]. L’auteur de Daniel, qui écrit pendant la période d’angoisse, dit ce qui suit :

Et plusieurs de ceux qui dorment sous terre se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’ignominie éternelle[2].

Voilà qui est clair. Israël est parvenu au dernier aboutissant de son effort séculaire, le royaume de Dieu, synonyme de l’avenir, et la résurrection. Étranger à l’idée d’une âme distincte survivant au corps, Israël ne pouvait arriver au dogme de la survivance qu’en faisant revivre l’homme tout entier. Les âmes des justes[3]ne vont pas sans les corps des justes. L’unité de l’homme était ainsi mieux respectée qu’elle ne l’a été par beaucoup d’écoles prétendues spiritualistes. Et où ces âmes vont-elles goûter leur récompense ? Dans un paradis métaphysique que l’ennui rendrait presque aussi insupportable que l’enfer ? Non ; elles restent dans la vie, pour régner avec les saints, pour jouir du triomphe de la justice qu’elles ont amené, pour faire partie du royaume éternel, au sein d’une humanité régénérée.

Voilà l’idée qui a converti le monde. La foi à l’avenir a été fondée dans l’humanité par le peuple qui a le moins cru à l’immortalité de l’individu et qui a le plus résisté à leurrer la moralité par de faux billets sur une vie qui n’a pas de réalité[4].

Il ne faut pas se figurer l’avènement de pareille idée comme la proclamation d’un dogme faite par une autorité infaillible. Longtemps encore, ou pour mieux dire toujours, des Israélites resteront fidèles à la vieille école, ou considéreront la croyance à l’immortalité comme une croyance pieuse qu’on peut admettre ou ne pas admettre. Les sadducéens, sous ce rapport, seront véritablement dans la tradition. Israël continuera son miracle, qui est de produire des sages parfaits sans l’immortalité. Il y aura toujours des Juifs

  1. Inutile d’ajouter qu’il n’y en a pas de trace auparavant. Le prétendu témoignage de Job repose sur une altération du texte.
  2. Dan., VII, 2, 13.
  3. II Macch., VII, 9, 11, 14, 23, 29, 36 ; XII, 43 et suiv. ; XIV, 46 ; Cant. des trois enfans, Dan., III, 86, πνεύματα καὶ ψυχαὶ δικαίων. Cf. Matth., XXVII, 52. Ce morceau faisait, selon moi, partie du livre de Daniel primitif.
  4. Il en est de même de la monogamie, qu’Israël a tant contribué à fonder ; et avec cela, Israël n’a jamais supprimé la polygamie.