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Très gaie, cette arrivée en Palestine, très amusant, ce passage de la barre de Jaffa dans les grandes barques qui bondissent sur la houle véhémente, au milieu d’une clameur d’écume broyée, enlevées à tour de bras par les bateliers. Du talon à la nuque, joyeusement, ils font effort, ils se lancent en arrière avec un élan magnifique, en poussant des cris pour s’exciter comme des enfans. Franchie l’étroite passe ! — Derrière nous les dangereuses roches noires qui surgissent en demi-cercle comme des pieux d’enceinte posés devant la ville ! À présent nous abordons au vieux quai glissant qui plonge dans les profondeurs bleues de l’eau tranquille.

Tout de suite nous entrons dans l’ombre. Rien d’étrange, après cette lumière de l’espace, après cette façade blanche de la ville, comme cet intérieur obscur de ruche bourdonnante. Sous un plafond de nattes déchirées, les étroites ruelles montent et s’enchevêtrent. Là-dedans, éclaboussés par les coups de lumière que jettent les trous de la vieille natte, grouillent le sordide et le pittoresque, traversés de puanteurs et de parfums : des juifs en robes blanches, en longues papillotes, aux figures pâles, comme s’ils n’étaient jamais sortis de l’ombre tiède de ces ruelles couvertes, — de vieilles têtes de rabbins penchées sur des balances, — bientôt un peuple bariolé, escorté de tous les chiens de bazar que le tumulte a réveillés, des Arabes et des nègres, des femmes voilées, des enfans mangés de mouches, une foule qui nous presse, qui nous emmène entre les petites échoppes où s’entassent les oranges vertes, les pastèques, les régimes de bananes. — Tout d’un coup, la lumière. Nous débouchons sur la place du marché, l’espace s’ouvre et le vaste ciel rayonne sur le tumulte des hommes et des bêtes, sur les monceaux de fruits et de grains, sur les tueries de moutons, sur la criaillerie des marchandages, sur l’immobilité des fumeurs assis devant leurs narghilés, sur le rêve pacifique des chameaux qui ruminent en fermant les yeux, sur les étranges Bédouins arrivés ce matin du désert. Avec quelle lenteur, parmi la foule vivace, ils traînent leurs couvertures pesantes, leurs vastes manteaux de toile rayée, leur harnachement d’étoffes raides d’où ne sortent que des doigts maigres, des yeux de feu, des nez busqués, des figures de bronze que le soleil a cuites, séchées, affinées, les faisant toutes se ressembler, faisant saillir chez toutes, avec un relief extraordinaire, le caractère élémentaire et permanent de la race sémite, de l’antique vagabonde des grands sables !


Le plus curieux, en Orient, c’est quelquefois l’Europe. En terre-sainte, à côté des ingénieurs, des commerçans et des promeneurs, à côté des moines qui se font concurrence, des papas grecs et des