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Ce désenchantement est très heureux et réserve une grande surprise. Je ne connais rien de plus extraordinaire que l’aspect de la vraie Jérusalem, celle que les vieux créneaux arabes entourent et séparent de cette banlieue, celle que je viens de voir à midi du haut d’une terrasse. Sous l’ardente coupole du ciel, entre les plateaux de pierre, elle est terne ; c’est une tache blanchâtre, plâtreuse, sans éclat, une tache de poussière, crue et précise au milieu du funèbre paysage brûlé. On ne s’attendait pas à cet étrange amortissement de la lumière. Et puis l’œil est déconcerté d’une autre façon. Sur ce haut plateau, sous ce soleil d’Orient, à midi, l’air semble évaporé, l’espace est comme vide. Il n’y a plus rien de fluide pour envelopper et adoucir les lointains. Dures collines qui nous enferment, petits dômes bas, terrasses serrées de la ville, tous les plans sont aussi proches, aussi secs, aussi arrêtés de lignes, aussi absolus, aussi uniformément ternis par le contraste éblouissant du ciel. Les rapports familiers sont rompus entre les diverses sensations par lesquelles l’œil évaluait les distances.

Aucun bruit. Sous le feu du soleil, cette Jérusalem, qui s’étend tout d’une pièce, si compacte que pas une rue n’en est visible, blanche comme un sépulcre avec ses calottes de chaux, ses terrasses plates, — cette ville muette, étreint le cœur, l’épouvante par sa dureté, le désole d’une sensation de nudité et de mort. Seul, un triste palmier, qui ne semble pas vivre, se penche tout près, ouvre ses palmes poudreuses sur un toit poudreux. Puis, couvrant les flancs du Golgotha, la ville tombe vers les sinistres sillons brûlés qui sont des cimetières, vers la vallée de Josaphat, vers la vallée du Hinnom. — Au-delà, point d’horizon, le mont des Oliviers surgit de ces bas-fonds et monte opprimant tout. Et à droite, tout près, semble-t-il, en réalité très loin, derrière les étranges dépressions où la Mer-Morte cuit à mille pieds au-dessous de la Méditerranée, posés comme un écran, comme une grande toile peinte, les monts de Moab barrent le ciel, ferment absolument le monde.

Que fait-elle, cette ville, dans ce paysage qu’on ne peut décrire sans répéter à satiété le mot de mort ? Il n’y a point de cité dans le monde qui lui ressemble. Elle reste toujours marquée d’un signe spécial. Dans cette désolation superbe, sur ce sol de pierre qui ne nourrit rien, dans cette lumière exaltée, on sent bien qu’elle ne vit que de la vie de l’âme, d’une idée, d’un souvenir, d’un espoir.


Morte au dehors, elle remue encore au dedans. Dans ces villes orientales, la vie est obscure, cachée, intérieure comme dans une fourmilière. Qu’on l’éventre soudain, cette ville muette et blanche, et des boyaux étroits apparaîtront, épanchant avec une rumeur sourde