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semblait si précis dans ses arêtes, si raidi dans son rite et sa discipline que l’on pouvait se demander s’il n’arrivait pas à l’état de forme immobile, mais qui, sûrement, se reprend à remuer. Voyez-la faire lever tour à tour ces sectes protestantes d’Amérique et d’Angleterre, essayer chez les rationalistes unitariens et anglicans de se marier à des idées d’origines différentes, scientifiques ou sociales, pour grouper à nouveau, d’une façon saine et stable, dans chaque société les âmes, dans chaque âme les pensées et les sentimens. — Vers le mois de mai, quand on arrache un épi vert de la terre humide, souvent, embourbé de terreau, on aperçoit l’enveloppe crevée, demi-pourrie d’une graine. On s’arrête à la regarder quand on se dit que toute la vie est mystérieusement sortie de là. Mais la vie n’est plus là. Elle circule à présent dans la riche gerbe, dans les tiges lustrées qui divergent et montent au soleil pour les moissons.


20 septembre.

Par la solitude des quartiers arméniens, je suis ce matin l’intérieur des murs pour aller regarder de près les gorges brûlées qui se creusent autour de la ville, à l’Orient, comme des fosses funèbres. Rues d’éternelle paix, que bordent les antiques remparts arabes et qu’habite la seule lumière. Elle les inonde d’une blancheur dure, elle les blesse d’un éclat qui est l’une des tristesses et aussi l’un des charmes de ces vieilles villes d’Orient, sans doute parce que son indifférente splendeur rend plus saisissantes la ruine et la vétusté des choses, fait penser à tous les impassibles Soleils qui ont éclairé les millions de jours évanouis.

Sur le pauvre pavé, une longue bande blanche que jette le Soleil d’aujourd’hui et une longue bande lilas qui tombe des murs délabrés du couvent arménien. Sur les degrés disjoints de la ruelle qui monte en escalier, il n’y a rien d’autre que ce contraste d’ombre et de lumière qui, dans sa simplicité, est une des choses qui s’enfoncent le plus avant dans la mémoire du cœur, dont l’image ressuscitée suffit, comme un parfum, à évoquer toute une traînée confuse d’impressions, tout un monde de silence, d’immobilité, d’abandon.

… La vieille ruelle a tourné et voici la grande porte de David, sorte de tour carrée, bâtie de pierres épaisses, percée d’une ogive et qui monte au-dessus des créneaux du mur. On la traverse et de l’autre côté tout le sinistre paysage apparaît, — d’un gris roux, comme couvert de cendres. À mes pieds, tout de suite, dès la base du rempart qui se dresse à pic sur la pente du mont Sion, les champs aigus et roulans de cailloux dévalent, tombent dans les