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de cette funeste « sensibilité » que la littérature venait de mettre à la mode et reculaient devant l’extrémité d’une répression légitime et nécessaire. Ces mêmes consuls qui, le 23 mars, sous la pression de l’émeute, avaient eu la faiblesse de se laisser arracher une promesse d’intervention auprès du parlement d’Aix en faveur d’un certain Jusserand, condamné pour rapt aux galères, et cher à la populace, s’efforcèrent de démontrer aux juges que l’exécution des coupables ne manquerait pas de provoquer de nouveaux troubles. Aussi, les membres de la commission d’enquête, en même temps qu’ils rendaient leur arrêt, recommandèrent-ils les condamnés à la clémence du roi. Un édit du mois d’août accorda amnistie pour tous actes insurrectionnels commis tant à Toulon que dans le reste de la province, où plusieurs émeutes avaient éclaté à la nouvelle de la sédition du 23 mars. La loi, dont l’empire avait été ouvertement méconnu et bravé ; les particuliers, — victimes innocentes d’une stupide animadversion populaire, — qui avaient souffert dans leurs personnes ou dans leurs biens, demeurèrent sans vengeance. Ce premier essai de la force avait donc pleinement réussi. La révolution était commencée à Toulon ; suivons-la dans ses étapes.


II

L’arsenal de Toulon, sans avoir encore les énormes proportions qu’il a prises aujourd’hui, — et qui font de cette masse confuse de magasins, de hangars, de chantiers, de cales et de bassins comme une sorte de ville particulière au milieu de la cité, — occupait déjà, en 1789, un très grand nombre d’ouvriers. En raison de l’état de pénurie où se trouvaient les finances du royaume, ces ouvriers ne touchaient leur paie que d’une façon tort irrégulière, et ils en soutiraient d’autant plus qu’un renchérissement général des subsistances avait été la conséquence naturelle de ce désastreux hiver, où la Provence avait vu ses oliviers gelés comme en 1789. Or, le temps n’était plus où la masse immense des misérables supportait, avec une résignation passive, le poids de ses maux. Ces maux mêmes semblaient plus lourds, depuis que l’obligation d’en dresser l’inventaire dans les cahiers de doléances avait fait prendre à tous ceux qui souffraient des imperfections de l’état social une conscience plus nette des abus et des iniquités sans nombre qu’il consacrait. Déjà, au mois de mars, les ouvriers avaient été sur le point de se mutiner, et l’on ne sait à quels excès ils se seraient portés, si un généreux citoyen, l’imprimeur Mallard, n’avait mis à la disposition du commandant de la marine une