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une digue renversée ! C’était l’effet de toutes les assertions des agens de Bonaparte. Tout paraissait perdu… J’ai été entraîné par les événemens. » On procéda à la formation du conseil de guerre. Le maréchal Moncey, désigné pour la présidence, saisit directement le roi de son refus. M. Welschinger donne la lettre du duc de Conegliano à Louis XVIII ; lettre admirable de noblesse et d’indignation patriotique, qui valut à son auteur une destitution de la pairie dont on le releva seulement en 1819. Le conseil fut définitivement constitué le 30 août, avec Jourdan, président, Masséna, Augereau, Mortier, les lieutenans-généraux Maison, Villate, Claparède, le commissaire ordonnateur Joinville et le maréchal de camp comte Grundler comme rapporteur. Le prince de la Moskowa choisit pour défenseurs Berryer père, assisté de son fils, et Dupin ; ces avocats, illustrations du barreau, avaient toujours professé des opinions anti-bonapartistes.

On gagna le mois de novembre, tandis que le comte Grundler instruisait l’affaire avec les interrogatoires du maréchal, et que les défenseurs rédigeaient leurs mémoires, concluant à un déclinatoire de compétence. Leur thèse était la suivante : en vertu de l’antique axiome de la monarchie, nul ne peut être jugé que par ses pairs ; le maréchal Ney est pair de France ; la haute assemblée a seule juridiction sur lui. Le conseil de guerre fut réuni le 9 novembre et siégea deux jours. Berryer développa longuement ses conclusions, avec la faconde qui donnait aux hommes de ce temps l’illusion de l’éloquence. « Mes yeux se fixent avec respect et avec admiration sur cette réunion vraiment auguste de grands personnages de l’État, revêtus de la pourpre militaire… Oubliant à leur aspect et les temps et le lieu, je me demande pourquoi sont réunis en aréopage ces sénateurs des camps. Je me crois transporté dans un temple consacré à la bravoure et ne puis m’expliquer encore quel est l’objet de cette belliqueuse assemblée… » Tout est sur ce ton. Comme le remarque M. Welschinger, le jeune Berryer, chargé l’année suivante de défendre Cambronne, devait inaugurer une autre éloquence avec ces belles paroles : « Le métier d’un roi n’est pas de relever les blessés du champ de bataille pour les porter à l’échafaud ! » Ney rencontra un mot heureux, quand son avocat eut fini de plaider ; se penchant vers l’orateur, il lui dit avec admiration : « Quel dommage que vous n’ayez pas été militaire 1 Vous auriez eu une belle voix de commandement. »

Le déclinatoire de compétence ouvrait une porte commode aux maréchaux, vraiment trop embarrassés de condamner un camarade dont la plupart d’entre eux avaient imité l’exemple, avec plus d’adresse et moins de fracas. Ils s’empressèrent d’y passer. Le