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conseil déclara, à la majorité de cinq voix contre deux, qu’il était incompétent pour juger un pair de France. Ney et ses défenseurs augurèrent favorablement de ce premier succès. « Ah ! monsieur Berryer, s’écria le maréchal, quel service vous m’avez rendu ! Voyez-vous, ces b…-là m’auraient tué comme un lapin ! » Il est malaisé de dire si l’inculpé avait raison de se féliciter. Au jugement des contemporains et de la plupart des historiens, si le conseil de guerre eût retenu la cause, une condamnation serait intervenue, mais avec un recours en grâce auquel le roi aurait fait droit. M. Welschinger partage cette façon de voir. Qui sait ? Dans ces poitrines qui avaient tant de fois bravé la mort ensemble, les cœurs étaient séchés par l’âge, ulcérés par d’anciennes et cruelles jalousies. Plusieurs des juges du conseil de guerre siégèrent à la chambre des pairs, et ils ne signèrent pas de recours en grâce. Tout cela n’est pas beau, quand on approfondit. Mieux vaut laisser aux frères d’armes d’Austerlitz et de Wagram le bénéfice d’une échappatoire qui les dispensa d’un fratricide.

La retraite prudente des juges militaires exaspéra l’opinion royaliste, qui la taxa de trahison : les ultras craignirent un instant que la victime leur échappât. Pour se représenter la fureur de haine qui pesait sur le bon sens de Louis XVIII et allait peser sur les pairs, il faut lire les témoignages rassemblés à poignées par M. Welschinger ; il les emprunte à des observateurs peu suspects. Les ultras « étaient dans un véritable état de rage, » dit Barante. On pourrait croire que Viel-Castel nous parle des tricoteuses du club des Jacobins, quand il écrit : — « Les femmes les plus douces, transformées en véritables furies, exprimaient, sans ménagement, sans scrupule, l’impatience sanguinaire dont elles étaient animées. Quelqu’un disait qu’il y avait une sorte de barbarie à prolonger, par de vaines temporisations, l’existence d’un homme dont le sort ne pouvait être douteux. — Eh bien ! s’écria une de ces femmes, qu’on ne le fasse donc pas languir, et nous aussi ! .. » — Mêmes souvenirs chez Duvergier de Hauranne : — « Certaines femmes, à la seule pensée que Ney pouvait échapper à la mort, tombaient dans des accès de colère ou de douleur qui faisaient frissonner. » — Et Benjamin Constant ajoute : — « Quelle férocité jusque dans les femmes I Les mots qu’elles ont trouvés possibles à prononcer me sont impossibles à écrire. » — La plus attristante déposition est encore celle de Vitrolles, alors secrétaire d’État. Il ne cache pas la pression exercée par les alliés. « Les choses en vinrent au point que le comte Pozzo di Borgo et d’autres ministres nous déclarèrent très formellement, de la part de leurs souverains, que s’il leur était démontré que nous ne pouvions pas punir ceux qui