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avaient si traîtreusement compromis la paix de l’Europe et mis la France à deux doigts de sa perte, ils prendraient le parti de se faire justice eux-mêmes ; qu’ils enlèveraient, pour les conduire en Sibérie, ceux qui étaient notoirement connus pour avoir participé à ce grand attentat, et que si nous ne savions pas les mettre hors la loi, ils les mettraient au ban de l’Europe. »

On ne perdit point de temps. Quelques heures après le prononcé du jugement d’incompétence par le conseil de guerre, une ordonnance saisissait la chambre des pairs du procès ; le 11, à cinq heures du soir, le duc de Richelieu, qui venait de remplacer Talleyrand à la présidence du conseil, montait à la tribune du Luxembourg et lisait un discours dont on attribua la rédaction à M. Laine. M. Welschinger reproche sévèrement ce triste épisode au grand ministre de la Restauration ; il relève surtout dans les paroles de Richelieu une phrase maladroite, trop vraie, hélas ! « C’est même au nom de l’Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois déjuger le maréchal Ney. » — Si nous voulons être justes, n’oublions pas que ces mots, qui déchirent nos oreilles, sonnaient autrement à cette époque. En 1814, tous les partis s’étaient habitués à considérer les alliés comme des libérateurs. Les hommes d’État étrangers et les nôtres, Metternich, Nesselrode, Pozzo, Talleyrand, Richelieu, Vitrolles, convenaient en commun de notre politique intérieure ; il s’était fait, entre ces citoyens de l’Europe, une fusion de vues et d’intérêts, incompréhensible pour le particularisme national qui a prévalu depuis eux. Elle n’était pas imputable à la Restauration, mais bien plutôt au bouleversement du monde accompli par l’empire, quand il effaçait les anciennes limites et jetait les hommes de toute race dans le même creuset sanglant. Si nous voulons être justes, disons-nous que le voile de passion devait être bien épais, et les délicatesses de la conscience placées autrement que chez nous, pour que le noble caractère de Richelieu se soit prêté à un acte qui nous révolte. Combien d’autres, hommes d’honneur et de courage comme lui, le suivirent avec tristesse, mais sans hésitation morale ! Leurs mobiles sont parfois inintelligibles pour nous ; ils n’eussent pas compris les nôtres ; beaucoup de condescendances qui nous paraissent vénielles, ils les eussent traitées de vilenies, et d’effroyables sacrilèges telles lois que nous discutons paisiblement. À mon sens, M. Welschinger n’a pas assez marqué l’écart entre nos façons de sentir et celles d’un temps à jamais passé.

La chambre des pairs montra peu de souci des formes judiciaires. Sur l’invitation des membres du cabinet, agissant comme ministère public, elle repoussa toutes les propositions qui tendaient