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livrer les documens dont elle pourrait disposer et qui compromettraient des « membres de la droite » du parlement. Tout ceci a été dit d’un accent irrésistible de sincérité. Et il faut bien que ce soit vrai, puisque le directeur de la sûreté générale, qui a été appelé aussitôt, en se défendant à demi, en atténuant tout au plus le caractère de l’entrevue et les termes de son langage, n’a pu contester les points les plus essentiels de ce redoutable témoignage. Il a épilogue, il a balbutié et il a fini par en dire assez pour laisser comprendre qu’il se serait cru passé maître dans son métier s’il avait réussi dans son exploit de police. Cette démarche plus qu’indiscrète avait été quelque peu ébruitée depuis quelques jours ; elle a éclaté comme un coup de foudre à l’audience, au milieu d’un frémissement universel. On arrangera cela comme on voudra, c’est une tentative de diplomatie d’un genre nouveau et assez ignominieux pour exploiter les anxiétés d’une femme éprouvée dans ses affections, pour lui arracher ses secrets par dévoûment à son mari, pour obtenir d’elle des armes contre des adversaires politiques. Resterait à savoir par qui ce singulier directeur de la sûreté générale a été chargé de ces louches négociations, s’il n’a pris conseil que de lui-même ou s’il avait reçu des instructions. M. le garde des sceaux Bourgeois, quant à lui, s’est hâté de décliner toute responsabilité, en envoyant sur-le-champ sa démission, au risque d’ajouter une crise de ministère à une crise d’audience. Et c’est ainsi que d’incident en incident, tout se complique, que se déroule ce drame aux péripéties et aux surprises toujours nouvelles. On s’est donc trompé du tout au tout dans la direction judiciaire de cette triste aventure.

On ne s’est pas moins trompé dans l’œuvre politique, et on s’est trompé par les mêmes raisons, faute d’une vue claire et d’un sentiment juste des choses. C’est bien aisé à voir : on a cru que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, qu’on pourrait, sinon « étouffer l’affaire, » du moins l’expédier au plus vite avec quelques jugemens et quelques ordonnances de non-lieu ; on s’est figuré qu’il n’y avait qu’à y mettre un peu de dextérité, à sauver quelques réputations endommagées, à rassurer quelques consciences inquiètes, — et à reprendre ensuite son chemin en ralliant des forces un peu dispersées, des intérêts ou des passions de parti sous ce drapeau fané et usé de la « concentration républicaine. » C’était une illusion assez naïve ou un faux calcul. L’erreur a été de ne pas voir que tout était changé, qu’on entrait dans une situation nouvelle où la « concentration » ne se survivait que par le mal qu’elle avait fait et n’était plus qu’un expédient ruiné ; on a voulu, disait-on, maintenir l’œuvre républicaine par l’union des « hommes qui ont représenté la république : » ce sont justement ces hommes qui sont le plus compromis et avec lesquels il n’y avait plus rien à faire, — pas plus qu’on ne pouvait compter sur un parlement désormais impuissant, troublé à la fois par les suspicions qui pèsent sur lui