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des choses, que de forces perdues, de destinées manquées ou inachevées et d’espérances trahies ! Combien d’hommes qui semblaient faits pour être les guides de leur pays, qui ont eu même leur moment de règne et qui, ballottés dans les révolutions, jouets des inconstances de la fortune, n’ont plus été bientôt que les serviteurs des causes vaincues ! De tous ces hommes qui ont été à leur heure des personnages du drame contemporain, qui ont représenté une foi, une idée, une tradition, la plupart n’ont fait que passer, — ministres d’un instant, orateurs bannis des tribunes, politiques aux courtes illusions et aux longs mécomptes. Une sédition victorieuse, un coup d’État heureux, et du soir au lendemain, ils ont été mis hors de combat, hors de la vie publique, submergés ou dépassés par les événemens, réduits à rester, dans un ordre nouveau, les témoins survivans, peut-être un peu désabusés de ce qu’ils avaient cru durable et qui n’était déjà plus.

Certainement une des crises les plus étranges dans la série de ces vicissitudes du temps reste toujours cette révolution du 2 décembre 1851, fille de la révolution de 1848, qui changeait pour ainsi dire le cours de la vie nationale. Elle avait cela de caractéristique, cette révolution de la force, qu’elle frappait à la fois plusieurs générations : elle fermait l’avenir aux générations nouvelles arrêtées dans leur essor et dans leurs espérances ; elle atteignait surtout d’abord tout ce qui avait vécu et grandi depuis près de quarante ans dans l’atmosphère excitante des régimes libres. Ceux qui la veille encore régnaient par le conseil, par l’éloquence ou par l’esprit se trouvaient brusquement dispersés et réduits au silence. Ce coup de vent nocturne de décembre avait emporté les plus brillans, les plus illustres de tous les camps, monarchistes, républicains, libéraux, parlementaires : et les Mole et les Thiers, et les Dufaure et les Cavaignac ; et Lamartine et Tocqueville ; et le généreux Berryer et Montalembert qui allait se dévorer quinze ans dans l’inaction avant de s’éteindre avec le regret de la parole perdue[1] ; et avec bien d’autres M. de Falloux qui, lui aussi, a été de cette race des hommes à la carrière interrompue par les révolutions. Ils n’avaient pas tous le même passé, ils se trouvaient tous ramenés au même point, confondus dans la même défaite. « Ma vie politique avait été courte, mais pleine, » a écrit M. de Falloux au jour de la disgrâce commune. Il n’avait eu, en effet, que le temps de traverser les parlemens, le gouvernement. Il avait été député aux assemblées quelques années tout au plus, de 1846 à

  1. Je rappelle avec peine un article mordant et malséant écrit à cette époque, peu après le 2 décembre, par Sainte-Beuve, sous le titre : les Regrets. C’était peu courageux à l’égard d’hommes qu’il n’avait pas toujours traités si durement et qui étaient alors des vaincus. Il y eut une vive et spirituelle réponse de M. Cuvillier-Fleury.