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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/50

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ne fà bottega). Je m’en suis toujours bien gardé pour l’honneur de mes parens et de mes frères. J’ai été au service de trois papes, il est vrai, mais j’y ai été forcé. » Parole curieuse, prononcée au déclin de la vie, mais qui éclaire tout un passé, et principalement ces années orageuses de la jeunesse que j’étudie en ce moment.

Avec les idées et les mœurs de nos jours, il nous faut quelque effort pour nous représenter au juste le rôle et le milieu social de ces maîtres italiens du quattrocento, moitié artistes et moitié artisans : marchands ayant leur bottega sur la rue, chefs d’atelier se faisant payer par les élèves (garzoni) le prix de l’apprentissage, entrepreneurs passant avec leurs cliens des contrats minutieux pour chaque commande et fourniture. Dans ces contrats tout est prévu et réglé : les dimensions de la sculpture ou de la peinture à livrer, le nombre des figures, leurs attributs, la qualité des couleurs, surtout celle du bleu de mer et de l’or. On s’engage naïvement à faire aussi bien que tel maître renommé, à faire même mieux, « tout aussi bien que qui que ce soit : » ainsi s’exprime encore Léonard de Vinci dans sa fameuse lettre à Louis le More ! On est payé quelquefois (pour une partie du moins) en denrées et en vêtemens ; et malgré le prix convenu d’avance, on est souvent forcé à se soumettre après coup à la décision des experts et des vérificateurs. On travaille surtout pour la signorie, autant dire pour le municipe, pour les communautés religieuses ensuite, enfin pour les particuliers, riches marchands ou banquiers. Volontiers aussi on se rend à tel appel venant « du dehors, » d’une ville voisine et même rivale, pour décorer une église ou une chapelle ; mais, l’ouvrage terminé, on a hâte de rentrer dans sa « patrie, » dans sa famille et dans sa bottega. Je ne parle pas de fra Angelico, de Lorenzo Monaco et de leurs semblables : ces humbles moines ne travaillent en général que pour leur ordre et pour la gloire de Dieu.

Vers le milieu du quattrocento, les communes, les républiques, après une existence longtemps prospère et agitée, déchoient, s’affaissent, disparaissent même peu à peu, et à leur place s’élèvent les puissantes maisons des Médicis, Sforza, Gonzague, Este, Bentivogli, Montefeltri, Malatesta, etc. Ces cours princières, auxquelles il convient d’ajouter celle des papes depuis leur restauration à Rome, s’entourent, par goût aussi bien que par politique, de toutes les splendeurs qui ont fait la gloire des cités libres et attirent les artistes. Les artistes arrivent en foule, exécutent les travaux commandés, cherchent à plaire et à faire fortune. La fortune suprême, c’est de demeurer à poste fixe auprès d’un prince amoureux de « belles choses : » Mantegna s’est ainsi attaché aux Gonzague, Léonard de Vinci aux Sforza, Cosimo Tura aux Este,