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décor, d’ajustement, de draperie et d’ornementation, comme l’ont fait jusqu’à lui les « précurseurs de la renaissance : » il se prend corps à corps avec les modèles classiques réunis au jardin de Médicis, et reproduit des centaures, des Cupidons, des Bacchus, des Hercules, en toute liberté et indépendance. Il voit du coup, et dès les premiers essais de Florence, ce qu’un Donatello, ni même un Mantegna n’avaient vu malgré tout leur génie : il comprend et s’approprie le principe fondamental de la plastique ancienne, cette vérité suprême que l’expression de la tête n’est point l’omne tulit punctum de la statuaire, mais que le même souffle de vie doit animer et pénétrer également toutes les parties du corps humain. Il comprend beaucoup moins, en revanche, le principe mystique de l’art chrétien, ou plutôt il ne comprend que trop, et d’intuition, combien cet élément est au fond destructeur de toute forme et un défi porté au monde des sens. Il n’habitera donc jamais les régions éthérées d’Orcagna et de fra Angelico, jamais non plus il ne parlera le langage de symboles et d’emblèmes si cher aux maîtres du trecento : le sculpteur, l’artiste plastique sera, sous ce rapport, plus fort en lui que le disciple de Savonarole, plus fort que le lecteur enthousiaste de Dante. Son empyrée ne sera pas un rêve, une vision, comme chez le Fiesole : il aura les trois dimensions de tout corps, de toute réalité ; ses allégories ne seront pas seulement les signes connus et circonstanciés de certaines idées, comme chez Giotto : elles prétendront en être les personnifications immanentes, absolues…

Il n’est pas cependant aussi loin de la pensée de Giotto et de Giovanni Pisano qu’on serait tenté de le croire à première vue ; il s’approche même d’eux beaucoup par la recherche instinctive d’un art plus idéal et monumental, plus énergique et passionné que n’en connaît la génération de la fin du XVe siècle, la génération de Mino, de Ghirlandajo et de Perugino. Cet instinct se révèle déjà dans le relief des Centaures que conserve encore la Casa Buonarroti, composition toute juvénile, mais stupéfiante de force et d’impétuosité ; il éclate dans sa pleine vigueur le jour où Michel-Ange, à l’âge de vingt et un ans, touche pour la première fois le sol de Rome et peut contempler les ruines grandioses et les marbres merveilleux de la cité éternelle. À cette vue, son génie éclate et le démon intérieur se déchaîne.


V. — LES MARBRES DE ROME (1508).

Une des pages les plus charmantes, les plus sincèrement émues de la littérature humaniste du XVe siècle est, à mon sentiment, le petit écrit de Poggio Bracciolini, intitulé : De fortunœ varietate