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rang d’écrivain, son rôle à part de classique réaliste, son influence comme critique d’art et comme introducteur des génies étrangers ; ses facultés, ses opinions, ses connaissances, et dans quel ordre il les rangea ; ses défauts, dont quelques-uns étaient charmans, et ses vertus, car il en eut, et, si l’on tient à trouver quelque originalité dans mon travail, je consens à avoir été nouveau sur ce point. J’ai analysé sa façon de goûter la vie, de juger la société et la politique, de comprendre la femme ; cette singulière distribution morale d’un cœur fin et d’un esprit passionné ; enfin, l’étrange destinée qui donna comme scène finale, à cette vie de dilettante et d’enfant gâté, une agonie tragique, presque héroïque.

En tout et partout, il était homme d’esprit. C’est ce qui donne à une étude de Mérimée le genre d’attrait rétrospectif qui s’attache à l’anatomie et à la physiologie des espèces disparues. Parmi les écrivains arrivés à la réputation depuis vingt ans, trois ou quatre ont de l’esprit, mais ils en ont trop. Pour les jeunes gens, un homme d’esprit est une manière de bouffon qui florissait encore sous le second Empire, un malheureux qui faisait des mots comme le parasite romain, ou des culbutes comme l’homme de joie (glee-man) des banquets saxons. On les étonne quand on leur apprend que cette subtile essence se mêlait à tout, même à la religion, même à l’amour ; que l’esprit est proprement la vivacité, rapide et sûre, de la fonction intellectuelle, cette force de projection qui fait de la pensée un « trait : » mot très suggestif dont le sens s’est effacé par l’abus.

Pour être si mal vu, l’esprit a dû commettre bien des crimes. À moins qu’il ne doive cet ostracisme à des raisons connues des Athéniens. Il semble, tout pesé, qu’il a empêché plus de sottises qu’il n’en a inspirées. Telle grosse bêtise qui fait en ce moment son chemin dans le monde des idées aurait été arrêtée, au premier défilé, par une douzaine de railleurs, armés à la légère, et on n’est pas très tranquille à la pensée de ce qui arrivera lorsqu’il n’y aura plus personne pour se moquer du monde.

La seule manière de défendre l’esprit, sans impertinence, c’est d’écrire la vie intellectuelle et intime d’hommes comme Mérimée. Outre cet intérêt d’utilité publique, une telle étude se recommande aux lecteurs de la Revue comme un chapitre de l’histoire de la maison. Je leur offre donc les parties de mon travail qui m’ont paru le plus propres à les intéresser, celles que mes documens particuliers ont le plus vivement éclairées. Mais le détail n’en serait pas intelligible si je ne le faisais précéder d’un croquis où l’on verra, en abrégé, les lignes du caractère, la formation du talent et les premières étapes du succès.