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Hollande et en Italie, où Rome le retint longtemps. D’après une légende, que je ne puis vérifier, il s’y trouvait, en 1793, lors de l’assassinat de Basseville, représentant de la république française, par une foule enragée. Menacé comme tous ses compatriotes d’une sorte de Saint-Barthélémy antifrançaise et antijacobine, il aurait été sauvé par une dame, à peu près comme Mergy dans la Chronique de Charles IX.

Il avait plus de quarante ans lorsqu’il rencontra, dans une pension où il donnait des leçons, une jeune fille appelée Anna Moreau. Il l’épousa. Elle n’était pas riche, et je ne crois pas qu’elle fût très jolie. C’était un caractère ferme, un esprit prompt, de nature sèche et gaie, comme il convenait à une fille du XVIIIe siècle (car, les femmes lisant alors très peu, la langueur de Rousseau ne les avait pas gagnées autant que les hommes) ; très vive, mais prudente ; paisiblement et invinciblement irréligieuse, peu perméable à l’attendrissement, bonne, pourtant, de cœur et fidèle à ses devoirs comme à ses attachemens. Elle peignait aussi et fort bien. Son talent était de faire des portraits d’enfans. Elle savait non-seulement obtenir l’immobilité de ses petits modèles, mais embellir leur visage et animer leurs yeux en leur racontant des histoires : ce dont elle s’acquittait en perfection par une sorte de don héréditaire, étant la propre petite-fille de Mme Leprince de Beaumont, dont les contes ont charmé plusieurs générations d’enfans et qui a écrit la Belle et la Bête.

On voudrait au moins l’entrevoir, et voici comment M. Maurice Tourneux, dans son étude sur Mérimée[1], répond à notre curiosité : « Un dessin à la mine de plomb, signé de Picot et daté de 1838, représente Mme Mérimée en bonnet fanfreluche, le corsage étroit et haut, les lèvres minces, offrant une ressemblance visible avec son fils. » Ce « bonnet fanfreluche, » qui était, sans doute, l’encadrement permanent de sa physionomie, faillit lui coûter la vie. Dans une lettre à la comtesse de Montijo, Mérimée raconte que, sa mère entrant dans une pièce de l’appartement, une bougie à la main, un courant d’air soudain coucha la lumière et mit le feu à ce caractéristique bonnet et à un fichu, qui ne l’était guère moins. En un moment, la vieille dame fut entourée de flammes. Sans s’émouvoir, sans appeler personne, elle arracha une couverture de son lit, étouffa l’incendie et en fut quitte, grâce à son sang-froid, pour quelques cheveux grillés[2].

Un père artiste, érudit, historien, chimiste, analyste subtil des procédés de son métier ; avec cela, enclin à l’amour ; une mère

  1. Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa bibliothèque, étude par Maurice Tourneux, Paris, Charavay frères ; 1879.
  2. Correspondance inédite avec Mme de Montijo. Lettre du 12 décembre 1846.