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jambes et ses bras plutôt abandonnés qu’affaissés, le Christ mort semble redevenu enfant, l’enfant jadis couché dans le sein de la mère, dont le vaste manteau aux plis larges et lourds lui forme un fond sombre et massif. La mère est jeune, elle aussi, jeune et belle comme au temps où elle berçait Jésus sur ses genoux : son visage incliné exprime plus d’amour encore que de tristesse ; la main gauche seule, étendue et ouverte, a un geste accentué, un geste qui dit : y a-t-il douleur comparable à ma douleur ? .. C’est avec cette mesure tout antique que l’artiste a traité l’immense tragédie de Golgotha, c’est dans ce langage de Sophocle qu’il a raconté la Passion ! « Les chrétiens des premiers temps, a-t-on dit avec bien de la justesse, les chrétiens qu’animait encore le souffle de l’art classique, n’auraient pas autrement figuré la Pietà. » Et, en effet, devant cette œuvre de Michel-Ange, la pensée se reporte involontairement vers telle suave peinture entrevue aux catacombes, vers telle mosaïque du Bon Pasteur dans le mausolée de Galla Placidia à Ravenne.

La Pietà fut une des dernières créations du jeune Buonarroti pendant ce séjour dans la ville éternelle à la fin du XVe siècle ; ses premiers ouvrages romains sont loin de présenter le caractère d’apaisement, j’allais presque dire d’attendrissement, qui nous captive et nous surprend dans son groupe de Saint-Pierre. Son Cupidon (ou plutôt Apollon ? ) et son Bacchus, exécutés tous les deux auparavant (1497-1498) pour Jacopo Galli[1], ont au contraire cet accent aigu de tension et de tourment qui ne fera que grandir dans la suite et deviendra la marque indélébile de son génie prométhéen… Que l’on voudrait bien pouvoir suivre les évolutions de ce génie pendant ces cinq années de Rome (1496-1500) ; qu’on aimerait aussi à connaître l’impression que lui faisaient alors les hommes et les choses sur les bords du Tibre ! Alexandre VI régnait, et César Borgia inaugurait sa carrière de perfidies et de crimes. Le 14 juillet 1497, avait lieu cet assassinat du duc de Gandia, par César, qui mit le monde dans l’épouvante et que le maître des cérémonies Burchard a noté dans un style si placide. Le sol italien tremblait encore sous la violente secousse que lui avaient imprimée les armées de Charles VIII, en passant et en repassant comme un cyclone, et on était constamment dans l’attente d’autres invasions. De Florence arrivaient tous les jours des nouvelles émouvantes, passionnantes sur la lutte des piagnoni et arrabiati, sur les triomphes et les extravagances de Savonarole…

Michel-Ange n’était pas un piagnone, un partisan fanatique et actif du réformateur ferrarais : pendant toute cette lutte mémorable à

  1. Le Cupidon est maintenant au musée Kensington ; le Bacchus au Bargello.