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Florence, il est resté tranquillement dans la ville aux sept collines, occupé de ses travaux et soucieux de son art. On se trompe étrangement, en voulant faire de lui un républicain conséquent, intransigeant, avide d’action et de combat : il était artiste avant tout et ne donnait dans la politique que par accès et par bonds, en en éprouvant presque aussitôt des regrets et ne s’interdisant jamais le retour aux « tyrans. » Sa dévotion au prieur de Saint-Marc ne l’empêchait pas de solliciter une commande du cardinal Raffaele Riario, ni d’en accepter une (pour la Pietà) du cardinal de Saint-Denis, comme plus tard, tout en dirigeant la défense de San-Miniato, il continuera à travailler au mausolée des Médicis. Il n’en est pas moins vrai cependant qu’il avait pour Savonarole une admiration profonde et ardente ; il l’a gardée tout le long de sa vie. Son frère aîné Léonard s’était fait dominicain, entraîné par l’éloquence du moine tribun ; lui-même était resté en rapport et communication avec Sandro Botticelli, alors très engagé parmi les piagnoni, et il écrivait à son autre frère (mars 1497) d’employer tous les moyens pour faire venir à Rome le « saint » fra Girolamo : le naïf homme de génie croit qu’il suffirait de quelques sermons du prophète pour que tout le monde « l’adorât » sur les bords du Tibre !

C’est pour le cardinal de Saint-Denis, je viens de le dire (plus exactement, le cardinal Jean Villiers de La Groslaie, abbé de Saint-Denis et ambassadeur de France), que le jeune Buonarroti a exécuté la Pietà, et nous sommes encore en possession du contrat passé au nom de l’artiste (alors absent à Carrare), par son ami Jacopo Galli qui ajoute pour son compte : « Et moi, Jacopo Galli, je promets à sa très Révérende Seigneurie que ledit Michel-Ange achèvera ladite œuvre dans un an et qu’elle sera le plus bel ouvrage de marbre à Rome, et qu’aucun maître vivant ne pourra faire aussi bien. » Le contrat porte la date du 26 août 1498. Trois mois auparavant (23 mai), Savonarole avait péri sur le bûcher… Est-il téméraire de supposer que l’ombre du martyr a plané sur un travail entrepris si tôt après la catastrophe, que ce souvenir poignant a détendu pour un moment l’âme toujours raidie du titan, et a inspiré une œuvre où la résignation chrétienne est venue harmonieusement se combiner et se fondre avec la sérénité classique ? Chose étrange, la moins typique à certains égards, la moins michelangelesque des productions de Buonarroti en est peut-être aussi la plus personnelle et intime. C’est la seule aussi qu’il ait jamais signée de son nom : on le lit sur la ceinture en sautoir de la Vierge.

Sans atteindre la touchante poésie et l’ampleur grandiose de cette Mater Dolorosa, la Madone de Bruges et les deux Reliefs