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participa de la respectabilité de toutes les choses qui se justifient d’exister par leur durée même. Elle devint comme un mariage extra-légal, et chaque année, ainsi que des époux, ils célébraient le cher anniversaire par un cadeau échangé avec une évocation presque religieuse des vieux souvenirs.

Un jour vint, — j’anticipe sur les années pour donner le dénoûment, — où la femme aimée se refroidit. La jolie cérémonie de l’anniversaire prit l’air renfrogné d’un bout de l’an, que l’on dépêche, dans le vide, à quelque chapelle latérale et où la famille ne vient plus. Longue et cruelle fut cette décadence de l’amour. À sa place, au lieu de l’amitié, Mérimée sentit venir une lassitude mortelle, et comme une répulsion secrète. On lui rendit les lettres qu’il avait écrites. Ce fut un coup terrible. À son tour, il recueillit toutes celles qu’il avait reçues et les relut, le cœur serré, avant de les rendre. Se pouvait-il que celle qui avait pensé ces choses si douces fût devenue une étrangère, une ennemie ? Les avait-elle jamais pensées ? Comme il l’écrivait à un ami, il en vint à s’attrister pour le passé, à se demander si tout ce bonheur qu’il avait eu n’était pas faux. « Mes souvenirs même ne me restent plus. » Il s’épuisait en conjectures sur le changement d’humeur de son amie. « Un remords, peut-être ; mais je suis presque sûr qu’il n’y a point de prêtre dans l’affaire. » En effet, il n’y avait point de prêtre en cette circonstance. Mérimée connut-il le véritable auteur de son infortune ? Je n’en sais rien. En tout cas, il finit par prendre son malheur en philosophe : « C’est un rêve fini ! » écrivait-il, et, si l’on considère la longueur du rêve, on admettra qu’il avait été plus favorisé que bien d’autres. Il retourna à son chat et à sa tortue qui était « très intelligente et très instruite : car elle répondait à son nom et donnait des baisers. »

La tortue ne fut pas sa seule consolatrice. D’ailleurs, pour ne pas s’attendrir au-delà du nécessaire, il faut se rappeler que l’amant n’était pas sans reproche. Car le roman de l’Inconnue avait coïncidé avec la liaison dont je viens d’esquisser l’histoire.

Ici je suis fort à l’aise. Je n’ai point à ménager des susceptibilités posthumes très légitimes. D’abord, il n’y a point de mal à cacher. Puis, c’est la principale intéressée qui a elle-même livré au public les documens que je commente. Si elle a commis une imprudence, c’est de ne pas s’être montrée assez confiante envers ce même public et de s’être enveloppée de mystère en brouillant les dates et les noms, en battant ses lettres comme un jeu de cartes et en les rangeant dans un ordre fantastique. La dernière idée qui puisse entrer dans la cervelle d’une femme, c’est qu’il ne faut pas faire la toilette à un document ; que, mutilé, il perd la moitié de son authenticité et de sa valeur. Faire des retranchemens ou des