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corrections dans une correspondance de cette nature, c’est donner beau jeu aux suppositions des méchans, et, dans l’espèce, je suis persuadé que les méchans auraient tort. Malgré ces artifices un peu maladroits et fort inutiles, on suit sans trop de peine le fil de l’histoire : elle compose un des plus jolis romans que je connaisse.

Mérimée était dans toute sa gloire de jeune écrivain à la mode lorsqu’il reçut la première lettre de l’inconnue. La personne qui mit cette lettre à la poste est encore vivante et en témoignait, sans se faire connaître, dans la Revue encyclopédique (avril 1892). C’était en 1831. L’auteur de cette lettre était une grande dame anglaise, lady A. Seymour, qui avait lu la Chronique de Charles IX et jugeait amusant d’envoyer ses réflexions à l’auteur. Les réflexions étaient spirituelles ; la lettre sentait bon, physiquement et intellectuellement. Mérimée répondit, et une correspondance s’engagea, assez semblable à une intrigue de bal masqué sous forme épistolaire. Elle ne le connaissait guère, il ne la connaissait pas du tout. Dans cette singulière escrime du flirt à distance, les deux adversaires se tâtaient, se cherchaient et se portaient des coups au hasard, souvent sans s’atteindre. Pour lui, il crut un moment à la grande dame anglaise. Que voulait-elle au juste ? S’amuser, se perdre ou le convertir ? On verrait bien. Après de longues instances, il obtint la permission de rendre visite à sa mystérieuse amie. C’était à Londres, en décembre 1840. Que se passa-t-il, que se dit-il à cette entrevue ? Il se souvint seulement de deux choses : qu’elle avait des bas rayés et de beaux yeux, « des yeux mauvais, « Ce dernier trait l’enchanta. Il n’y avait plus de lady Seymour, mais une petite demoiselle de province, Jenny Dacquin, la fille d’un notaire de Boulogne[1]. Mais sa personne et son esprit avaient trop plu à Mérimée pour qu’il renonçât à l’aventure. Le flirt épistolaire continua, et peu à peu les lettres devinrent plus fréquentes. Mérimée a son idée, Mlle  Dacquin a son plan ; chacun tend un piège à l’autre. Ils essaient de se rendre jaloux. Un jour, c’est lui qu’on veut marier, et le lendemain (ou six mois après) c’est elle qui est sur le point d’accepter un époux, dans sa ville natale, un de ces « loups de mer » dont il est question plus d’une fois. Ou bien elle a fait un héritage ; la voilà presque riche ! Il n’a pas l’air d’entendre et la félicite en bon camarade. Lorsque l’idée matrimoniale montre le bout de l’oreille, il se déprécie tant qu’il peut. Il est laid, il est taquin, il est grognon, il est malade. Elle

  1. Il n’y a pas de doute possible sur l’identité de Mlle Dacquin. Aussi bien, son nom est écrit en toutes lettres dans les lettres à Mme  de Montijo avec son adresse (sous l’empire) : rue Jacob, 35. C’est à ce nom et à cette adresse que devaient être envoyés certains mouchoirs achetés à Madrid et dont les aventures sont relatées, d’autre part, dans les Lettres à une inconnue.