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animalité, franche et robuste, qu’il a puisé l’énergie extraordinaire d’une transformation merveilleuse, d’une palingénésie rare, peut-être unique dans l’histoire des génies.

Il avait passé le meilleur de sa vie à Milan, auprès de Louis le More, comme ingénieur, architecte et même peintre à l’occasion. Dans ces plaines lombardes, le voisinage du Nord ne laissait pas d’exercer une influence comme n’en connurent guère les autres parties de la péninsule ; le gothique transalpin, avec la liberté de ses allures, le capricieux de ses profils et saillies, la diversité de ses combinaisons, venait s’y joindre au vieux fonds roman pour faire éclore des constructions le plus souvent bizarres, peu rationnelles, mais parfois aussi attrayantes par leur étrangeté même. La Lombardie ne possédait pas de carrières de marbre ou de travertin : elle avait forcément recours à la brique et à la terre cuite, et ces matériaux souples et maniables étaient une tentation de plus à se jouer des difficultés techniques et à faire litière de certaines lois fondamentales de l’architecture. Maître Donato s’était saisi de toutes ces conditions bonnes ou douteuses, de ces qualités et de ces défauts, pour produire un art original, mouvementé et gracieux, qui eut sa grandeur, qui eut sa raison d’être et qui garda longtemps dans ces contrées le nom justement honoré de bramantesque. Des galeries minces, aériennes, autour des coupoles élancées ; des étages en retraite les uns sur les autres ; des chapiteaux aux volutes de dauphins, d’hippocampes, de sphinx, d’enfans avec des cornes d’abondance ; des piliers couverts jusqu’à la moitié de leur hauteur de vastes feuilles d’acanthe ; de la polychromie, des effets de pittoresque et de trompe-l’œil : tels sont les traits insolites, irréguliers, mais fascinans qui vous frappent à Santa-Maria presso San-Satiro, au cloître de San-Ambrogio et à la cathédrale d’Abbiate Grasso… Pendant vingt-cinq ans Bramante avait ainsi poursuivi triomphalement sa carrière lombarde, semant partout ses bâtisses fines, élégantes, pleines de légèreté et d’imprévu ; créant une nombreuse école d’élèves remarquables, parmi lesquels il suffit de nommer ceux qui ont décoré la façade de la Chartreuse de Pavie, et voyant son style s’étendre et s’épanouir le long de la vallée du Pô jusqu’à Parme, jusqu’à Bologne : lorsque soudain la catastrophe de Louis le More (septembre 1499) vint disperser à tous les vents les artistes hors ligne que le Sforza avait su réunir à.sa cour de Milan. Léonard de Vinci trouva de l’emploi auprès de l’horrible César Borgia ; maître Donato da Urbino alla chercher sa fortune à Rome[1].

  1. Dans plusieurs ouvrages récens, il est parlé parfois d’une courte excursion de Bramante à Rome dans l’année 1493. Cette prétendue excursion n’a été inventée que pour pouvoir lui attribuer la construction ou du moins le dessin de la Cancellerja, qui porte sur la façade la date de 1494 (et qui a même porté autrefois celle de 1489). M. D. Gnoli, l’éminent directeur de l’Archivio storico dell’ arte (Rome, 1892), vient de démontrer par des argumens irréfutables que la Cancelleria (pas plus que le palais Giraud au Borgonuovo) n’est pas l’œuvre de Bramante, qui n’est jamais venu à Rome avant la chute du Sforza. En débrouillant d’une façon lumineuse cette question de la Cancelleria, M. Gnoli a rendu un service signalé à l’histoire de l’art.