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— « Vous vous trompez, Buonarroti, et bien d’autres encore se trompent avec vous. Vous prenez pour l’épanouissement suprême et l’apogée du grand art ce qui n’en a été que le déclin, voire la décadence. Vos prodiges du Belvédère, — le Laocoon, le Torso, l’Apollon, — n’ont rien de commun avec l’âge d’or de la statuaire, avec ce siècle de Périclès, dont vous entretiennent les Poliziano, les Bembo et les Castiglione, sur la foi de leurs auteurs. Vous n’avez là devant vous que des œuvres d’épigones, de l’école de Rhodes ou de Pergame, de l’époque posthume du vrai génie hellénique. La source des hautes inspirations était tarie, la flamme divine éteinte depuis longtemps, quand ces tard-venus d’une floraison sans pareil ont voulu suppléer par la force ou par la finesse, par la passion ou par la grâce, à la touchante simplicité et à la beauté sévère que les maîtres d’autrefois avaient su donner à leurs conceptions sublimes. De ces maîtres d’autrefois, l’Italie ne possède plus une seule œuvre authentique et originale. La pensée d’un Polyclète ou d’un Praxitèle survit peut-être et reluit parfois dans tel marbre de Rome représentant un athlète, un satyre, ou une Vénus ; mais le travail en est postérieur, la plupart du temps des Césars : c’est un travail de seconde ou de troisième main, une reproduction d’ordinaire faible et malhabile faite d’après un modèle ancien inimitable et maintenant disparu. Vous ne voyez partout que les copies seulement des chefs-d’œuvre évanouis, le plus souvent même les copies des copies…

« Le grand art existe pourtant encore sur cette terre, Buonarroti ; le siècle de Périclès est toujours debout, resplendissant dans la plus magnifique de ses créations ! .. Là-bas, à deux jours du détroit de Messine, sur un rocher nu et brûlé par le soleil, se dresse le Parthénon presque intact, avec ses métopes, avec ses frises et ses tympans. Le Turc en est maintenant le gardien indifférent — ce sultan Bajazet chez lequel vous avez voulu prendre du service dans un moment de défaillance ; — mais il y a cinquante ans à peine, les maîtres de l’Acropole étaient des chrétiens, des Italiens. Il y a cinquante ans, une famille florentine, bien connue de vous et qui a bien mérité aussi des lettres, les Acciaiuoli, régnait à Athènes, avait aux Propylées sa résidence déjà séculaire. Les relations entre la Toscane et l’Attique étaient animées et fréquentes, le goût des belles choses très répandu, la passion de l’antiquité dans toute son effervescence : et ce sera encore l’étonnement insigne des siècles futurs, qu’aucun des nombreux visiteurs de l’Acropole sous les Acciaiuoli n’ait été frappé de la majesté incomparable des sculptures de Phidias, n’en ait signalé la présence, rapporté la bonne nouvelle au monde du Médici et de