Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son livre fût digne du grand artiste dont il avait entrepris de raconter l’histoire et d’expliquer le génie[1].

La méthode qu’il a suivie n’était pas la plus commode ni la plus aisée, mais c’était sans contredit la meilleure et la plus sûre : il a adopté l’ordre chronologique et fait marcher de front la biographie de Rembrandt et l’étude de ses tableaux et de ses dessins. « La vie de Rembrandt, nous dit-il, fut entièrement vouée à son art, et elle ne saurait être séparée de son œuvre ; toutes deux sont intimement liées et s’éclairent mutuellement. » S’il est peu d’artistes qui se soient donné tant de peine pour renseigner la postérité sur la date de leurs ouvrages, il n’en est point qui aient si souvent fait poser devant eux les êtres qu’ils aimaient, qui nous aient laissé un si grand nombre d’images de leur père, de leur mère, de leur femme, de leur maîtresse. Il n’en est point non plus qui aient tant aimé à se prendre pour modèle, et comme personne ne posséda plus que lui le don de mettre une âme sur un visage et d’en éclairer les dessous, comme il est peut-être parmi tous les grands peintres celui qui étudia le plus l’homme en psychologue pénétrant et subtil, la série des portraits qu’il a faits de lui-même ressemble presque à un journal intime.

Pour ne parler que des plus beaux, le portrait du musée de La Haye nous le montre dans toute la grâce et la fierté de ses vingt ans, avec l’abondance de ses cheveux aux mèches capricieuses, avec ses petits yeux ombragés par des sourcils proéminens, avec son regard à la fois candide et assuré, qui semble interroger la vie. Il a mille questions à lui faire et il faudra qu’elle réponde. Cet adolescent précoce sait vouloir ; il a un air d’autorité, de certitude, de commandement, et on voit déjà s’accuser sur son front ce pli vertical que creuseront de plus en plus les années et l’inquiétude d’un génie qui se cherche. Cinq ou six ans plus tard, il se représentera dans le fameux tableau de la galerie de Dresde le verre à la main, près d’une table couverte d’un tapis d’Orient, faisant bombance avec sa femme assise sur ses genoux et qu’il tient par la taille. Affublé d’un travestissement guerrier, il a les yeux un peu vagues, il rit à pleine bouche et nous montre toutes ses dents. « Rapprochée de sa grosse tête, celle de Saskia nous paraît plus menue encore ; on dirait un géant et une petite fée qui, sûre de son pouvoir, s’épanouit confiante et heureuse de l’amour qu’elle inspire. » C’était le bon temps ; on s’aimait beaucoup, on se promettait d’être riche et on faisait fête à la vie.

D’année en année, il ne cessera pas de se prendre pour modèle. La saison maigre, les soucis, les chagrins, les jours de deuil sont venus ; mais il a l’âme grande et forte, il supportera vaillamment les injures

  1. Rembrandt, sa vie, son œuvre et son temps, ouvrage contenant 343 reproductions directes, par M. Emile Michel, membre de l’Institut. Paris, 1893 ; Hachette.