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sa bouche vermeille, ses cheveux ardens, l’éclat de son teint, la vivacité et la tendresse de son regard sauvaient tout. Rembrandt l’a représentée dans l’admirable portrait du Salon carré vêtue d’un élégant costume, que sans doute elle ne porta jamais ; ce grand observateur, qui était un grand poète, se plaisait également à copier la nature et à la déguiser. Elle a posé aussi pour la Bethsabé de la galerie Lacaze, et cette fois elle était nue. « Les jambes, comme le dit M. Michel, sont d’une grande vulgarité, et le ventre porte des traces évidentes de déformation. En revanche, le haut du corps, la poitrine et le cou, très finement modelés en pleine lumière, ont une pureté de dessin, un éclat et une délicatesse de couleur qui, suivant la remarque de M. Bode, soutiendraient la comparaison avec les plus beaux ouvrages de Giorgione, de Titien ou du Corrège, les peintres par excellence de la nudité féminine. Mais aucun de ces artistes n’aurait su mettre sur le visage de Bethsabé l’expression si vraie que Rembrandt lui a donnée. Flattée, mais encore indécise, l’épouse d’Uri ne songe pas à repousser les propositions de David. Elle laisse errer à l’aventure sa pensée, dont son vague regard et le trouble de sa physionomie trahissent les incertitudes. » Quel peintre a su mieux que Rembrandt faire parler un visage ?

La noble et riche Saskia avait été l’ornement de sa vie ; l’humble Hendrickje, celle qu’on appelait « la paysanne de Ransdorp, » fut pour lui la meilleure, la plus attentive, la plus fidèle des ménagères, et s’il n’avait tenu qu’à elle, ses affaires se seraient peut-être arrangées. Il n’est pas prouvé qu’elle sût lire, et sûrement elle ne savait pas écrire, car elle a fait une croix au bas des actes où elle est intervenue. Mais elle avait un grand cœur, rien ne lassa son dévoûment, elle s’employa sans relâche à adoucir des maux qu’elle ne pouvait guérir. Quand ce grand enfant fut à la merci des procéduriers, elle le prit sous sa tutelle et se chargea de le faire vivre. Malheureusement elle mourut avant lui, et désormais il s’enfonça de plus en plus dans sa noire misère. Qu’importait après tout ? Lorsqu’il s’était assis devant son chevalet, il oubliait bientôt qu’il y a dans ce monde des créanciers, des hommes de loi, des prêteurs à la petite semaine, et la seule affaire qui lui parût sérieuse était de savoir comment il devait s’y prendre pour que ses ombres fussent chaudes et dorées.

Qu’un homme de génie, qui ne sait pas gouverner son cœur et ses désirs, finisse par tomber dans la misère, cela s’est vu souvent. Mais comment a-t-il pu se faire que le plus admirable peintre qu’ait produit la Hollande, celui que la postérité devait placer au rang des plus grands maîtres, ait été si peu de temps à la mode, que ses contemporains l’aient délaissé si vite pour des rivaux qu’on n’ose plus lui comparer ?

Il y a des artistes qui ont bientôt fait d’épuiser leur imagination ; à