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peine commencent-ils de vieillir, ils cessent d’inventer, ils ne trouvent plus rien, ils en sont réduits à se répéter. Il en est d’autres qui conservent plus longtemps la jeunesse et la fécondité de leur esprit, mais le travail leur devient difficile, leur main s’est appesantie ; ils inventent encore, ils ne savent plus exécuter. Un des amis de Rembrandt, le paysagiste Roghman, remarquait avec amertume « qu’à peine a-t-on acquis quelque expérience, on n’est plus en état d’en profiter. » C’était dire en d’autres termes que lorsqu’on peut, on ne sait pas, que lorsqu’on sait, on ne peut plus. Jusque la fin, Rembrandt, quoique sa vue se fût affaiblie, a conservé l’entière possession de son talent et de son art. Jusqu’à la fin, ce grand chercheur a su se renouveler, varier ses moyens et ses procédés. Il n’était pas de ceux qui commencent sur les barricades et finissent dans le gouvernement. Plus il avançait en âge, plus il était audacieux. « Autant dans ses premiers ouvrages, nous dit son biographe, sa touche est fondue, fine et délicate, autant plus tard elle a gagné en largeur, en liberté, en décision, pour finir par les emportemens un peu farouches de sa vieillesse. » Ce qui est certain, c’est qu’il a fait dans les dernières années de sa vie quelques-uns de ses plus purs chefs-d’œuvre, ses Syndics des drapiers, dont Fromentin affirmait « que l’extrême vivacité de la lumière y est aussi finement observée que si la nature elle-même en avait donné la mesure, » sa Lucrèce dont Bürger disait qu’elle était peinte avec de l’or, le fameux portrait de famille de Brunswick, « toile enchanteresse, s’écrie M. Michel, œuvre prodigieuse, qui joint à la poésie flottante du rêve toutes les énergies de la vie la plus intense. »

Il ressort d’un examen attentif de la triste et laborieuse destinée de Rembrandt que ses vertus ont contribué à ses malheurs autant que ses défauts et ses travers. Sa rigide fierté répugnait aux transactions, aux compromis ; il était incapable de gagner ou de conserver la faveur publique par d’adroites complaisances. Dès son enfance, il avait eu l’humeur sauvage, et il aima toujours à rester dans son coin, à cacher sa vie. Il le disait lui-même, il se souciait peu des honneurs, il se souciait beaucoup de sa liberté. Ne comptant guère avec l’opinion, il ne songeait qu’à se plaire à lui-même. Sa fameuse Ronde de nuit, qui n’est au surplus ni une scène de nuit, ni une ronde, lui fit grand tort, lui attira bien des ennemis. Les coulevriniers d’Amsterdam lui avaient commandé cette grande composition, et sans les consulter, il n’en avait fait qu’à sa tête. Quand une corporation civile ou militaire commandait un tableau pour orner la salle de ses séances, les membres de la Gilde se cotisaient entre eux, et ayant tous versé la même somme, ils exigeaient que le peintre les soignât tous également, sans sacrifier personne. Rembrandt n’avait pensé qu’à son art. « Les deux chefs, mis en belle place et tout à fait en évidence, ne pouvaient se plaindre. Mais sauf quatre ou cinq membres de la corporation, le reste de la troupe se