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« c’est avec la nuit ou avec de l’ombre qu’il fait du jour. » Il adore la nature et il joint à l’amour de ce qui est la passion de ce qui n’est pas. Ce visionnaire est le plus exact des observateurs ; il donne aux choses réelles un air de mystère et il transforme ses rêves en réalités. Il agrandit les petits sujets et il mêle le familier au sublime, les détails prosaïques aux aventures surnaturelles. Il s’applique à sauver la laideur par l’intensité du sentiment, par la noblesse de l’expression. Il y a de la sorcellerie dans son talent, et ce magicien a fait dire aux âmes et aux visages ce que personne n’avait osé dire. Quel autre peintre aurait su représenter comme lui les Pèlerins d’Emmaüs ! Quel autre aurait su évoquer devant nous l’image rayonnante d’un Dieu ressuscité, qui se souvient d’avoir traversé la tombe et « dont les grands yeux vitreux ont vu la mort ? »

Ces coups de génie étonnaient son public plus qu’ils ne le touchaient. Ce grand peintre, qui n’avait jamais quitté son pays, était considéré par les Hollandais comme un étranger d’humeur fantasque, aussi extravagant que superbe, qui leur montrait un monde où ils n’étaient jamais allés, et qu’ils se souciaient peu de visiter. Ce n’était plus le temps des Gueux, des actions héroïques, des combats désespérés contre l’Espagne de Philippe II et de Philippe III. On s’occupait à s’enrichir. Amsterdam était une ville de commerce et de banques ; sa Bourse était la plus importante de l’Europe, et le cours de l’argent y était réglé pour l’univers entier.

Dès 1631, dans une lettre à Balzac, citée par M. Michel, Descartes, installé depuis peu dans cette ruche affairée, exprime l’étonnement que lui cause le spectacle auquel il assiste : — « En cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme excepté moi qui n’exerce la marchandise, chacun est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne… S’il y a du plaisir à voir croître les fruits de nos vergers, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu’il y a de plus rare en Europe ? » — Il s’applaudissait « d’être perdu parmi la foule de ce grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d’autrui, » et il se vantait d’y pouvoir vivre « aussi solitaire que dans les déserts les plus écartés. » Les philosophes s’accommodent de la solitude, les artistes ne peuvent se passer du monde. Ces marchands, ces commerçans, ces gros banquiers avaient pris le goût du luxe, ils aimaient à orner leurs maisons, et ils faisaient cas des peintres, quoiqu’ils les payassent chichement. Mais ils goûtaient peu le grand art, les mystères, la magie, les tableaux qui ont des dessous et qu’on doit regarder à deux fois pour les comprendre. Il leur fallait une peinture claire, lisse, facile à lire, minutieusement unie, agréable, alléchante et vraiment décorative. La