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affaires, — et peut-être les circonstances troublées où nous vivons avaient-elles donné une signification plus caractérisée à cette élection. Il avait du moins inauguré sa présidence avec autant de tact que de modération A peine était-il relevé de ses disgrâces, cependant, à peine avait-il pu jouir quelques jours de ce retour de fortune, il est brusquement enlevé par la mort en plein succès, peut-être au seuil d’une carrière nouvelle. Il disparaît entouré du froid appareil des cérémonies officielles, laissant une mémoire contestée, le souvenir d’un homme qui a soulevé bien des colères, bien des ressentimens mal apaisés, mais qui a eu son originalité, son rôle, son action dans les affaires de la république nouvelle.

De quelque façon qu’on juge en effet M. Jules Ferry, il est certain qu’il a eu son moment, qu’il a laissé son empreinte dans une partie de la politique française, dans ce qu’on appelle la politique coloniale, et dans nos affaires intérieures. Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a tenté, n’a point été à coup sûr également heureux. M. Jules Ferry a cru sans doute servir la grandeur de la France en étendant son domaine colonial. Il a pu réussir, il a réussi effectivement dans la Tunisie, où il n’avait qu’à suivre une politique traditionnelle, où l’intérêt français était évident, — et encore dans l’exécution de cette entreprise a-t-il accumulé les fautes qui auraient pu la compromettre. C’est toujours une question de savoir s’il a bien servi la France par le système de conquêtes lointaines qu’il a inauguré presque de sa propre autorité, par cette expédition du Tonkin qui lui a valu cette effroyable impopularité sous laquelle il succombait il y a près de dix ans. L’opinion française en a été si profondément troublée qu’elle n’en est jamais bien revenue et qu’elle est peut-être restée toujours aussi sévère pour celui qui, le premier, a engagé l’honneur et la fortune de la France dans cette aventure. La politique coloniale peut avoir sans doute ses séductions et ses grandeurs dans un temps où le monde s’ouvre à toutes les explorations, où les plus vieilles races semblent impatientes de se répandre jusque dans les régions mystérieuses de l’Asie et de l’Afrique ; elle peut n’être aussi qu’une dangereuse et décevante tentation. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne la connaît bien jusqu’ici que par le sang et l’argent qu’elle a coûté, qu’elle peut coûter encore, et, malgré tout, malgré un retour apparent de faveur publique, ce n’est probablement pas avec cela, ce n’est pas avec ces souvenirs que M. Jules Ferry se serait refait une popularité, un nouveau titre au pouvoir. On a beau parler du vaste empire asiatique donné à la France : le Tonkin est resté suspect et n’a cessé de peser sur celui qui, plus que tout autre, y a mis son nom ; mais ce n’est pas dans ces affaires coloniales que M. Jules Ferry s’est dévoilé le plus complètement avec ses idées fixes, avec la ténacité de sa nature et de son esprit.