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lui revenait à la mémoire, campaniles, fresques d’azur, bois d’oliviers, sonnets de Pétrarque, poèmes de Dante, contes de Boccace. Il avait rapporté de quoi émouvoir et égayer merry England elle-même. Sitôt rentré dans sa tour, où il revenait sans parler à personne, « muet comme une pierre, » dit-il, c’en était fini avec le monde réel. Ses voisins étaient pour lui, dit-il encore, comme s’ils eussent vécu aux confins du monde ; ses vrais voisins étaient Dante et Virgile.

Il écrivit pendant cette période, et principalement dans sa tour d’Aldgate, la Vie de sainte Cécile, 1373 ; la Complainte de Mars, 1380 ; une traduction en prose de Boèce ; le Parlement des oiseaux ; Troïlus et Cressida, 1382 ; la Maison de la Renommée, 1383-1384 ; la Légende des femmes exemplaires, 1385. Dans toutes ces œuvres, l’idéal est principalement italien et latin, en même temps qu’on y voit poindre le Chaucer de la dernière période, qui, ayant fait le tour du monde littéraire, se repliera sur lui-même à l’exemple de sa propre nation et se montrera purement anglais.

Dans ce moment, il est sous le charme de l’art du Midi et de l’art antique ; il ne se lasse pas d’invoquer les dieux de l’Olympe et de les peindre. La nudité que les imagiers des cathédrales avaient infligée comme châtiment aux damnés ne le scandalise pas plus qu’elle n’indignait les peintres d’Italie. Il voit Vénus étendue sur sa couche, vêtue de voiles transparens, ou encore « nue, flottant sur la mer, la tête couronnée de roses blanches et rouges. » Il l’invoque dans ses poèmes : « Belle et radieuse Cypris, sois ma protectrice aujourd’hui, et vous qui demeurez sur le Parnasse, près des claires fontaines de l’Hélicon, inspirez mes vers et mon récit. » Sa complainte d’Anélida est dédiée « au cruel dieu des armes, Mars le rouge, » et à Polymnie : « Sois-moi favorable aussi, ô Polymnie, qui habites avec tes sœurs heureuses sur le Parnasse, près de l’Hélicon, non loin de Cyrrha, toi qui chantes d’une voix immortelle, à l’ombre du laurier qui se ne fanera jamais ! » Les vieux livres de l’antiquité ont pour lui, comme pour les savans de la renaissance, ou comme pour Pétrarque qui chérissait un manuscrit d’Homère sans pouvoir le déchiffrer, un caractère presque divin : « De même, dit-il, que d’un vieux champ sort tous les ans un blé nouveau, de même, des vieux livres sortent en vérité les nouvelles connaissances des hommes. » Pogge ou Politien n’auraient pu mieux dire : « Gloire et honneur à ton nom, Virgile de Mantoue, » s’écrie-t-il ailleurs. « Va, mon livre, dit-il à son Troïlus, et baise les traces de Virgile, d’Ovide, d’Homère, de Lucrèce et de Stace. »

Avec cela des disparates étranges : nul n’échappe entièrement à son temps. La déesse des amours est en même temps une sainte,