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« sainte Vénus. » Son temple est aussi « une église. » Avant d’y pénétrer, le poète s’écrie : « O Christ, qui es au Paradis, garde-moi des illusions et des fantômes, — et avec dévotion je levai les yeux au ciel. » Ce mélange était inévitable ; faire mieux eût été dépasser les Italiens, et Dante lui-même qui enferme dans le cercle de son enfer chrétien les Érinnyes, ou Giotto qui faisait peindre un triptyque par Apelle.

Quant aux Italiens, il leur emprunte tantôt un vers, une pensée, une comparaison, tantôt de longs passages traduits d’assez près, ou bien encore la donnée ou l’inspiration générale de ses récits. Dans la Vie de sainte Cécile, un passage (vers 36-51) est emprunté au Paradis de Dante. Le même poète est cité dans le Parlement des oiseaux, où se trouve une paraphrase du fameux Per me si va ; un autre passage est imité de la Teseide de Boccace ; Anélida et Arcite contient plusieurs strophes empruntées au même original ; le Troïlus est une adaptation du Filostrato de Boccace ; Chaucer y introduit un sonnet de Pétrarque. L’idée de la Légende des femmes exemplaires est tirée du De claris mulieribus de Boccace. Les voyages de Dante au monde des esprits ont servi de modèle à la Maison de la Renommée, où le poète anglais est emporté par un aigle couleur d’or. Dante y est nommé à côté des classiques anciens : « Lisez Virgile ou Claudien, ou Dante. » L’aigle n’est pas une invention de Chaucer ; il avait déjà figuré dans le Purgatoire.

Malgré la quantité de réminiscences antiques ou italiennes qui reviennent à chaque page, malgré l’histoire d’Énée racontée tout entière d’après Virgile, dont les premiers vers sont traduits mot pour mot, malgré d’incessantes allusions et citations, la Maison de la Renommée est un des premiers poèmes où Chaucer laisse voir nettement sa personnalité propre. Déjà se manifeste le don du dialogue familier, poussé si loin dans le Troïlus, et déjà paraît ce jugement sain et bienveillant que le poète portera sur les choses de la vie dans ses Contes de Cantorbéry ; le mal ne lui cache pas le bien ; les tristesses qu’il a connues ne le mettent pas en révolte contre la destinée ; il a souffert et pardonné ; les joies se fixent mieux dans sa mémoire que les peines. Malgré ses retours mélancoliques, il est, au fond, optimiste par la tournure de son esprit ; optimiste comme La Fontaine et Addison, dont les noms reviennent souvent à l’esprit en lisant Chaucer. Sa philosophie ressemble à celle du bonhomme ; plusieurs passages dans la Maison de la Renommée, le Troïlus, la Légende des femmes exemplaires ressemblent à des essais d’Addison.

Il est moderne encore par la part faite à son moi, qui n’est pas