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étincelant, toujours présent, qui cache la réalité aux amoureux. Elle est encore assez maîtresse d’elle pour discerner des motifs et des objections ; elle discute avec elle-même et passe en revue des raisons hautes, des raisons basses et même quelques-unes de ces raisons pratiques qui seront congédiées sur-le-champ, mais non sans avoir produit de l’effet. Ne nous faisons pas un ennemi de ce fils de roi. Du reste, puis-je l’empêcher de m’aimer ? Son amour n’a rien que de flatteur ; n’est-il pas le premier chevalier de Troie après Hector ? Quoi de surprenant à sa passion pour moi ? Ne suis-je pas jolie ? « Je ne voudrais pas que personne me crût capable de le penser.., mais toute la ville de Troie prétend que si. » Après tout, je suis libre, pas de mari pour me dire : « échec et mat, » et je ne suis pas « une religieuse ! » Mais « de même qu’en mars, la face étincelante du soleil se voile de moment en moment des nuages que chasse le vent… ainsi des pensées comme des nuages traversaient son esprit et en obscurcissaient les riantes images. » La voilà qui déroule des raisonnemens en sens contraire, appuyés de considérations également décisives ; elle souffre de cette « diboulie » familière aux amoureux qui ne sont pas encore bien amoureux. Il y a en elle deux Cressida ; le dialogue commencé avec Pandare se continue en son cœur ; la scène de comédie s’y renouvelle sur un mode plus recueilli.

Sa décision n’est pas prise ; quand le sera-t-elle ? À quel moment précis commence l’amour ? On ne le sait guère ; quand il est venu, on fixe la date dans le passé par hypothèse. On dit : ce fut ce jour-là ; mais quand ce jour-là était le jour présent, on ne disait rien, on ne savait rien ; une sorte de « peut-être » remplissait l’âme, un peut-être délicieux, mais qui n’était qu’un peut-être. Cressida est dans cette période obscure, et le travail qui se fait en elle est montré par l’impression que produisent sur son esprit les incidens de la vie quotidienne. Il semble que tout lui parle d’amour et que le hasard soit ligué contre elle avec Pandare et Troïlus. C’est une apparence, œuvre de son imagination et suscitée par son état d’âme ; il se produit simplement dans la réalité que maintenant les menus incidens de la vie la frappent davantage lorsqu’ils ont trait à l’amour ; les autres passent inaperçus, si bien que l’amour a toute la place. Elle eût pu s’inquiéter sur elle-même si elle avait discerné cette différence entre maintenant et autrefois ; mais l’aveuglement a commencé, elle n’observe pas que les choses d’amour ont un bien facile accès à son cœur et que, là où on entre si aisément, c’est d’ordinaire que la porte est ouverte. Elle va promener sa mélancolie dans les jardins du palais ; tandis qu’elle erre dans les allées ombreuses, une jeune fille chante un chant de