entrèrent dans la terre. Il m’apparut que, si la longe eût eu quelques centimètres de plus, je n’aurais plus aujourd’hui qu’un pied sur deux. Mais que les apparences sont donc trompeuses, et qu’il se cache souvent de férocité sous les manières doucereuses et félines des bêtes, comme des gens pareillement ! Tout en méditant sur ce grave sujet, je laissai là cet ours qui reconnaissait si mal mes sentimens sympathiques, et j’errais dans la vallée déserte, quand je foulai dans l’herbe des ossemens jaunis, des clavicules, des rotules ; au même instant, je reconnus le cri rauque d’une hyène. Je l’avais entendu déjà en Tunisie et au Jardin des Plantes. L’aventure de l’ours m’avait mis dans la meilleure disposition d’esprit pour jouir de l’horreur sauvage de ma situation ; je me promis que, si je survivais au combat, j’en ferais une page palpitante, en corsant un peu la rencontre. La bête n’était plus qu’à quelques pas de moi, et me jetait un regard mauvais. J’armai mon revolver à toute aventure. Au geste que je fis, l’animal bondit comme pour se sauver, et retomba, violemment retenu par sa corde : c’était une hyène domestique. Je lui sus mauvais gré de son impuissance inoffensive qui me rendait ridicule. Je m’aperçus bientôt que j’étais tout simplement dans un grand parc à bêtes, puisqu’il y avait aussi plus loin, dans des enclos, des elques, des élans, des mousses, des mouflons. Dans l’herbe, à côté des ossemens, je n’avais pas vu des marmites défoncées et des feux éteints : j’étais sur un campement abandonné, et les soldats avaient laissé derrière eux leurs os de moutons.
Par l’effet de l’altitude, qui est en moyenne de quinze cents mètres au-dessus de la mer, la température subit de brusques sauts, d’un jour à l’autre. En plein mois d’août, le thermomètre marque un jour 30 degrés ; le lendemain il descend à 5 degrés ou 6 degrés au-dessous de zéro, il y a du givre sur le toit, il faut reprendre les couvertures, allumer les poêles, fermer les portes. De la veille au lendemain, on est passé de Madrid à Copenhague. Les calorifères parcourent tout l’hôtel et forment dans les coins des gerbes de tuyaux repliés sur eux-mêmes, pour étendre la surface de chauffage. On dirait des jeux d’orgue accrochés dans le hall et dans les couloirs. Les dames font cercle autour d’eux, le nez au mur, pour se dégeler.
La route longe la Gardner, et se butte tout à coup à une montagne qui plonge à pic. La rivière s’engouffre d’un bond dans un ravin. Une aiguille de pierre s’élève à l’angle de l’abîme, comme