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L’hôtel est un petit chalet en lattes mal jointes, recouvertes de papier gris épingle sur le bois, pour séparer les chambres. Il est élevé au milieu des hills fumans. On prévoit qu’il sombrera un jour dans les sources chaudes et alors on le rebâtira ailleurs sans grands frais. De la terrasse, on les aperçoit presque toutes, le Château-Fort (Castle), la Théière (Tea-Kettle), et surtout le roi du plateau, le Vieux-Fidèle (Old Faithfull) qui doit son nom à la régularité persistante de ses colères. Dans cette région où il n’y a ni routes ni ponts, il est curieux de lire tant d’écriteaux et d’affiches. Les geysers sont étiquetés, flanqués d’un petit pieu qui porte leur nom, ou donnent des avis, Don’t drive in the formations, ou National Parks rules and regulations. Le gravier est cassant, crie sous les pas. Les cratères ont toutes les formes : celui-ci, en pierres plates et ravinées, figure une fleur de toutes couleurs, et s’appelle l’Anémone ; voici la Ruine, grand trou fumant, sans eau, encombré de pierres où sautillent des grillons et où défilent en traînées de grosses fourmis rouges. Un roc strié, feuilleté, en forme de cône, supporte en haut de son dôme un bassin qui lance tous les quatorze jours des jets d’une formidable puissance : c’est la Géante. Voici, plus bas, un trou qui semble une large plaie, une ecchymose où se mêlent des tons blancs, bleus, jaunes, verts, avec des bourrelets circulaires, des suintemens ferrugineux, des écailles noires, dans une odeur chaude de lessive. On entend des coups souterrains, des remous lointains, un vacarme d’eau courante et bouleversée. Cet autre hill a la forme d’une éponge percée de mille petites cavernes. Dans le sol, des fêlures molles et friables sont humides, chaudes et font de petits gloussemens. En vérité, c’est trop de geysers : et cette abondance est bien américaine. Dans ce pays, ils ne font rien avec mesure.

Le Vieux-Fidèle ouvre son cratère au sommet d’une colline de chaux, à côté d’une cheminée qui fume sans cesse, sans lancer d’eau. Le cratère est peu large et vide. On entend des remous gronder à une grande profondeur. Le trou lance des bouffées de vapeur. Soudain le niveau de l’eau souterraine s’élève, emplit l’orifice, et déborde ; aussitôt une gerbe isolée s’élance à une grande hauteur et emplit l’air d’une colonne de buée épaisse. Les gerbes se succèdent alors, minces et hautes, entourées de nuages vaporeux ; elles retombent d’un même côté ; on peut approcher du bord pendant l’éruption ; la force de propulsion est terrible ; il semble à tout moment que l’orifice de roches va voler en éclats sous la formidable pression du jet qui s’échappe, avec un mugissement affreux, par cet étroit canal. L’éruption ne dure que cinq ou six minutes. Alors les gerbes s’abaissent, l’eau rentre dans les dessous de la chaudière, le cratère se vide ; on ne voit plus qu’une pluie