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le mont Améthyste, le mont Longfellow. Nous sommes en plein désert. À mi-côte, la pente est éventrée par un bassin de rocaille rouge, d’où s’échappe une source pure. Autour, sur le sol humide, on voit des pas de bêtes qui se croisent en tous sens et affectent toutes les formes, sabots, griffes, pattes : c’est l’abreuvoir de la faune locale. Elques, antilopes, écureuils, fouines, hyènes, buffles, bisons, panthères, ours, loups, renards, reptiles peuplent toute cette région mal explorée, qu’enferment les deux bras de la Yellowstone. Quand on butte du pied sur une pierre, on entend le sifflement effaré et le bruissement léger d’une bête en fuite. Nous approchons de la cime, et cependant il n’y a dans les environs aucune apparence de forêt, d’Indiens immobiles comme des statues, bandant l’arc de pierre avec la flèche d’agate. Le spectacle est moins fantastique : il n’en est pas moins surprenant. Comme nous demandons à Jim où est la forêt, il nous montre du doigt le sol : sans nous en douter, nous marchions dessus.

C’est un des plus prodigieux phénomènes. On connaît les sources pétrifiantes : il suffit d’avoir été à la Bourboule et à Clermont-Ferrand pour savoir que les objets plongés dans certaines eaux ne tardent pas à se recouvrir d’un granit très fin et très dur. Il leur donne l’apparence empâtée de ces pétrifications devenues banales. Si on casse cette couche, on retrouve l’objet primitif, le support, le substrat de ce dépôt. Tout autre a été l’action des eaux de la forêt américaine. Le premier étonnement est que des sources aient jailli à cette hauteur : elles ont complètement disparu. Il n’y a pas de fontaines pétrifiantes dans le pays. Leur action s’est exercée à une époque reculée, que seule la géologie préhistorique pourrait déterminer. Elle montrerait sans doute alors des forêts vigoureuses plantées sur un terrain fertile, soudain envahi par une inondation souterraine d’eaux calcaires et chargées qui baigneraient les racines. Celles-ci continuèrent à puiser dans ces courans leur aliment, qui était devenu de la pierre liquéfiée. L’eau perfide grimpe avec la sève, pénètre dans les tiges, dans les moindres brindilles, dans les pores et les vaisseaux du bois ; l’agate fine et dure se substitue lentement et complètement aux fibrilles ligneuses ; l’arbre admire son nouveau branchage, miratur novas frondes, et il faudrait les vers d’Ovide pour nous conter les péripéties de cette métamorphose, qui d’un arbre vivant fit un arbre de pierre. Fantastique miracle, qui donne la réalité aux imaginations les plus dévergondées de la mythologie antique !

Mais la forêt ne put rester debout. Les brindilles cassèrent ; les arbres oscillèrent sous le poids colossal de leur masse de granit ; le règne minéral prenait une éclatante revanche de son éternelle