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infériorité par cet enlacement, cet envahissement, cette pénétration intime du végétal qu’il brisa, qu’il émietta sous l’inéluctable loi de la pesanteur.

Aujourd’hui, les débris de la forêt d’agate jonchent les pentes de la montagne. Seuls, les troncs ont résisté ; ils dépassent la terre d’environ un mètre, et plongent encore leurs racines de pierre dans ce sol nourricier, qui est devenu le sol meurtrier. Ces blocs s’alignent tristement en longues et basses colonnades, comme les vestiges d’un temple antique dont les fûts de colonne seraient encore debout. Il semble qu’ils aient autrefois soutenu les piliers innombrables de quelque nef féerique, où les galeries immenses et compliquées se croisaient, s’enchevêtraient dans un labyrinthe savant, au-devant de quelque terrible sanctuaire. À distance, ils paraissent être des troncs d’arbre, ils en ont l’aspect, l’écorce, les fibres, les cercles ligneux, les cassures en échardes, les nodosités et les rides rugueuses. Touchez-les : ils sont froids comme le marbre, et quand on les frappe du bâton ferré, ils résonnent comme des piédestaux d’albâtre.

Représentez-vous cette scène lointaine et effrayante, la ruine de cette forêt minérale, le fracas des branches, des troncs s’inclinant l’un contre l’autre et se bridant l’un l’autre dans leur choc, les étincelles jaillissant de cet orage de pierres, le fracas de ces chutes, le roulement, prolongé par l’écho, de ces blocs tombant et s’entre-choquant dans le vide sur toute la ligne de la montagne, comme si la colère divine ébranlait, secouait, disloquait les superbes monumens et les splendeurs de marbre de quelque colossale cité. Quels éclairs durent illuminer la vallée au frottement de ces masses de silex, dans le tonnerre de leur rencontre ; et si derrière les forêts voisines quelque être humain existait déjà, quelle frayeur, quelle anxiété il dut éprouver, et qu’aurait-il pensé, sinon qu’un coin du soleil venait de cogner et d’émietter la terre !

Quel jeu effrayant de la nature, et quelle bizarre illusion pour nos sens ! Rien ne pousse plus sur ce sol desséché : des branches, des débris d’arbres, ont inondé le terrain. Ramassez-les : c’est bien du bois, de l’écorce, des tissus fibreux, des souches minées, poudreuses et pourries, perforées par les petites galeries régulières et parallèles des vers rongeurs ; mais ce bois est lourd comme le marbre, il rebondit et se casse en tombant, il résiste à l’ongle qui l’égratigne ; la matière dément l’apparence, et la nature semble vouloir railler l’impuissance trompeuse de nos organes. Comme une momie étroitement enlacée dans les bandelettes, l’âme des dryades est étouffée sous la pierre du tombeau, qui l’enserre et l’écrase pour perpétuer jusqu’à la fin des siècles le souvenir d’une des plus rares