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tableaux qu’on me demande. Jamais il n’y a eu autant d’empressement. Il semble que mes peintures sont une nouveauté découverte récemment[1].


Lundi 4 avril.


Vu le soir Mme de Rubempré dans sa nouvelle maison. J’ai été enchanté de l’habitation : il y aura de quoi s’y plaire. J’en suis heureux pour cette bonne amie. Elle raffole des curiosités des ameublemens, et elle se trouve servie à souhait. Elle me faisait, ou plutôt nous faisions ensemble, cette réflexion : que tout le bonheur vient tard. C’est comme ma petite vogue auprès des amateurs ; ils vont m’enrichir après m’avoir méprisé.


Vendredi 8 avril.


Sorti d’assez bonne heure pour aller voir les artistes qui m’avaient prié de les visiter. Que de tristes plaies, que d’incurables maladies de cerveau ! Je n’ai eu qu’une compensation, mais elle a été complète : j’ai vu un véritable chef-d’œuvre : c’est le portrait que Rodakowski[2] vient de rapporter d’après sa mère. Cet ouvrage confirme le précédent qui m’avait tant frappé à l’exposition.

Rentré très fatigué et après un sommeil presque léthargique et insurmontable, reposé tout à fait, et dîné avec Mme de Forget. Nous avons été voir les Cerfbeer aussitôt après, et promené un peu sur les boulevards.


Mardi 12 avril.


Dîné chez Riesener avec Gautier qui a été aimable ; il me boudait depuis quelque temps.

  1. Le 14 avril 1853, Delacroix écrivait à M. Moreau père : — « Eh bien, oui, cher ami, c’est vraiment à n’y pas croire et, pour ma part, je n’y comprends rien. Il semble maintenant que mes peintures soient une nouveauté récemment découverte, que les amateurs vont m’enrichir après m’avoir méprisé. » — Dans une précédente note, et à propos de toiles vendues par le maître à des marchands ou à des amateurs, nous avons fait quelques rapprochemens de chiffres, qui, par eux-mêmes, sont assez éloquens. Delacroix ne s’en montrait pourtant pas mécontent. Il n’était pas exigeant à ce point de vue. Souvent, dans sa correspondance, il demande à l’amateur qui désire une de ses œuvres d’en fixer lui-même le prix. À cinquante-cinq ans, après trente années de production ininterrompue, c’est un sentiment de surprise qu’il éprouve à constater que le succès lui vient !
  2. Henri Rodakowski, peintre polonais, né à Lemberg. Il fut élève de Léon Coigniet. Il envoya au Salon de 1852 un beau portrait de Dembinski, qui lui valut une première médaille. Il exposa ensuite le portrait de sa mère, en 1853, et celui de Frédéric Villot, en 1855.