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ferait marcher à votre réquisition, si vous le jugiés nécessaire[1]… » Le lendemain, M. de Caraman, en dépit de cette confiance qu’il prétendait avoir dans la docilité du corps municipal et des habitans de Toulon, semble éprouver certaines inquiétudes au sujet de la bonne et prompte exécution de l’ordre royal. Il écrit de nouveau, il fait observer que cet ordre est « conforme aux décrets de l’assemblée nationale, qui établissent les droits et la sûreté de tous les hommes sur les formes juridiques par lesquelles ils sont décrétés et jugés. » Il note « qu’aucune de ces formes n’a été observée relativement à M. le comte d’Albert et aux officiers, qu’ils n’ont point été arrêtés conformément aux loix,.. qu’il y a dans cet ensemble d’irrégularités un acte sans exemple depuis la création de la monarchie… » Enfin il ajoute, non sans une certaine mélancolie, du ton désabusé d’un homme qui ne se fait au fond aucune illusion sur le « respect » et « l’obéissance » de ses administrés, que « si, par un malheur dont il craint de supposer la possibilité, l’oubli des devoirs et le renversement de tout ordre portait les citoyens de Toulon à hésiter à obéir, » il faudrait lui faire part de leur résolution afin qu’il la notifiât par courrier extraordinaire au roi[2]. Une lettre de M. d’André, jointe à celle du gouverneur et destinée sans doute à la corroborer, recommandait au consul de recourir à la proclamation de la loi martiale « si l’exécution des ordres du roi excitait des attroupemens[3]. »

M. de Caraman et M. d’André n’avaient pas tort de prévoir des résistances. Non contente d’avoir dédaigneusement omis d’aviser le ministre des faits relatifs à une sédition, dont il semble bien que le pouvoir exécutif aurait dû être instruit le premier, la municipalité refusa, à l’unanimité, par délibération du 12 décembre, de se soumettre aux injonctions de M. de Saint-Priest. Afin de pallier l’audacieuse rébellion qui venait s’ajouter à tant d’actes accomplis au mépris de la loi, cette municipalité factieuse osa prétendre que la lettre de M. de Saint-Priest ne portait point « l’empreinte légale de la volonté certaine » du souverain ; que « la tranquillité de la ville, autant que la sûreté individuelle et personnelle de M. le comte d’Albert et des autres officiers arrêtés à la clameur publique, nécessitaient leur détention ; » enfin, que l’assemblée nationale ayant été saisie de cette affaire, « le conseil ne croyait pas qu’il fût au pouvoir de la ville de prévenir la décision de cette auguste assemblée, par un élargissement qu’il serait évidemment dangereux d’exécuter dans l’état d’effervescence où la ville se trouve[4]. »

  1. Archives de Toulon. — Lettre de M. de Caraman, de Marseille, le 10 déc. 1789.
  2. Archives de Toulon. — Lettre du même, du 11 décembre.
  3. Archives de Toulon. — Lettre de M. d’André, de Marseille, du 11 décembre.
  4. Mémoire de la ville de Toulon, p. 62. — Délibération prise par MM. les représentans de la commune de Toulon, le 12 décembre 1789. «… Le conseil déclare que, fidèle aux décrets de l’assemblée nationale, il mettra toujours dans ses devoirs les plus chers celui de s’y conformer et de veiller à leur exécution. Que la ville de Toulon, respectueusement soumise aux ordres du roi, s’empressera toujours d’y obtempérer lorsqu’ils porteront l’empreinte légale de sa volonté certaine… Mais, considérant que la lettre de M. de Saint-Priest n’a point ce caractère,.. que M. le comte d’Albert et les autres officiers furent arrêtés à la clameur publique, il a été unanimement délibéré de persister à la délibération du 7 courant… » — Ainsi l’obéissance au roi est devenue conditionnelle ; et, chose plus grave encore, la « clameur publique » est invoquée comme suffisant à conférer un caractère de légalité à l’arrestation.