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ligne moyenne[1]. » Du reste, ne vous y trompez pas ! Ce laborieux enfantement, qui a failli nous coûter la vie, n’est, au fond, qu’un avortement. Et, depuis vingt ans, c’est à qui, dans l’école historique, instruira le procès de la révolution, dénombrera les châteaux brûlés, les têtes coupées, les espérances trompées, et nous démontrera finalement que nous devons tomber de l’idéalisme dans le jacobinisme, du jacobinisme dans le despotisme, du despotisme dans l’anarchie, de l’anarchie dans la privation de la vie, où nous aura conduits notre folie. Rien d’étonnant si le pauvre Argan tremble et se tâte, et se croit atteint de toutes les maladies qu’on lui décrit avec complaisance et s’affaisse sur lui-même et demande grâce. D’où viendra la voix mâle qui lui dira enfin : « Eh ! mon frère, je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous. Est-ce un oracle qui a parlé ? Personne ne tient entre ses mains le filet de vos jours ; personne ne peut l’allonger ou le raccourcir d’autorité. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même… »

On pensera peut-être que ces opinions ne dépassent point un petit cénacle d’esprits contemplatifs et qu’elles n’atteignent pas les hommes d’action. C’est une erreur. Elles pénètrent partout, à travers le roman, le journal, le théâtre même. Les idées ont une force subtile et envahissante qui gagne de proche en proche et se répand à la fin dans les cerveaux les moins lettrés. Elles engendrent ainsi une disposition générale des âmes. À la fin du XVIIIe siècle, tout le monde n’avait pas lu Voltaire et Rousseau ; mais tout le monde était imprégné de leur esprit. C’était alors une confiance superbe dans l’avenir, une ardeur de réforme, une intrépidité de raisonnement qui méprisaient tous les obstacles. Nous sommes précisément au pôle opposé. Tandis que les rois de l’opinion étaient alors les philosophes, les inspirateurs de la nôtre sont des historiens et des critiques. Il y a cent ans, on se jetait vers l’avenir avec une impétuosité téméraire. Aujourd’hui, on semble plier sous le faix du passé, comme ces fils de famille dont les épaules ne peuvent soutenir le poids d’un grand nom. Nos ancêtres touchaient à tout d’une main juvénile et imprudente. Nous hésitons devant la plus simple réforme, tant il nous semble impossible de gouverner ce mécanisme fatal dans lequel l’homme est engrené. Ainsi, les grands esprits traînent à leurs talons tout un peuple d’âmes faibles, trop heureuses d’abriter sous un nom retentissant leur paresse ou leur timidité : bourgeois paisibles et

  1. Voir, dans la Revue du 1er juillet 1869, de la Philosophie de l’histoire contemporaine, par Ernest Renan.