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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/237

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tement en campagne. « Si en outre, ajoutait ce prophète de malheur, on tient compte de la situation particulièrement délicate de la Belgique au point de vue européen, on comprendra l’anxiété des hommes d’État. » Les hommes d’État peuvent se rassurer, pour le moment du moins. Le président du cabinet belge, M. Beernaert, a compris un peu tardivement peut-être qu’il est des concessions auxquelles il faut se résigner. Parmi les conservateurs qui l’ont mis au pouvoir, il y en a beaucoup qui estiment que le suffrage universel est inconciliable avec la monarchie constitutionnelle, qu’il conduit fatalement à la république. Mais les institutions ne produisent presque jamais ni tout le bien ni tout le mal qu’on en attendait. D’ailleurs, on ne se dérobe pas à certaines fatalités. La Belgique compte parmi ses plus proches voisins de grands pays où tout le monde est électeur, et il est des contagions dont toutes les mesures de police ne vous préservent pas.

En se ralliant à la proposition Nyssens, la chambre belge a voulu prouver que le suffrage universel est compatible avec de certains privilèges, qui ne sont pas des droits iniques. Elle a accordé le vote plural aux pères de famille, aux propriétaires de biens-fonds d’une valeur de 2,000 francs, aux titulaires d’un livret de caisse d’épargne montant à tant, et à tous ceux qui ont obtenu des brevets de capacité de l’enseignement moyen. Les égalitaires ont protesté ; il leur est dur dépenser que tel Belge n’aura qu’un bulletin de vote, que tel autre en aura deux et tel autre jusqu’à trois.

— « Vous établissez des catégories, des castes électorales, ont-ils dit. Les suffrages du peuple seront noyés dans les suffrages censitaires. Au surplus, n’est-il pas absurde qu’un veuf qui a des enfans ait le vote plural et qu’un veuf sans enfans ne l’ait pas, et où prenez-vous qu’il y ait des citoyens valant, selon les cas, un tiers, deux tiers ou un entier ? — La parfaite logique n’est pas de ce monde, leur a-t-on répondu. Il n’est guère d’institutions si sages qu’il ne s’y mêle un grain de folie, et c’est une question de savoir si les absurdités n’ont pas rendu de grands services au genre humain. » — Ce qui me paraît louable dans le système électoral inventé ces jours-ci par la Belgique, c’est qu’il est propre à stimuler les vertueuses ambitions. Les gens qui n’ont qu’un vote aspireront à en avoir deux, ceux qui en ont deux n’auront pas de repos qu’ils n’en aient trois. Tel célibataire endurci se décidera peut-être à se marier pour devenir un plus gros électeur, et une fois marié, il fera des économies pour accroître ses dépôts à la caisse d’épargne. En tout cas, le gouvernement belge a donné un grand exemple de sagesse. Il a su prendre son parti et mettre fin par un sacrifice opportun à des agitations dangereuses, qui ne réjouissaient que les énergumènes elles pêcheurs en eau trouble ; toute l’Europe lui en a été reconnaissante.